Stories Un Ami Sincère

>
I

Pedro rejoignait comme chaque midi ses amis à son restaurant végétarien préféré. Sous la pluie. En poussant la porte du Royal Navet, il pensa à ce qu’il allait commander aujourd’hui. Steak de soja, soupe de carottes ou rôti de courgettes ?
Un parfum de légumes bouillis et de sauces basses calories hantait l’espace, s’enroulait autour des vieilles boiseries pastel. Les fumées mêlées des plats vapeur et des cigarettes d’eucalyptus dirigèrent le regard de Pedro vers son destin.
Elle était là, vivante, à cette table ; elle irradiait au milieu des fantômes. Une apparition au sein de son univers familier. Qui est-tu ? Que fais-tu ici ?
Nico se retourna, l’interpella :
‘Ah ! Pedro ! Approche... Il faut que je te présente Justine, une amie... Justine, c’est Pedro, un vieux pote...’
‘Bonjour Pedro !’
‘B’jour...’
Pedro s’approcha, timidement, un sourire stupide lui pendouillait aux oreilles. Les yeux clairs et brillants de Justine ne pouvaient laisser aucun doute quant à sa joie de faire sa connaissance. Pedro prit place à la table. La dernière place restante se situait tout contre Justine. Il en prit très vite son parti.
‘Marie ! Un steak de soja, s’il te plaît...’
‘Quelle cuisson ?’
‘Saignant, merci.’
‘Tu veux des frites d’épinards avec ?’
‘Ouais, mais pas trop, je fais un régime...’
La serveuse s’en fut vers le fond de l’établissement d’un pas rapide et déhanché. Mais Pedro ne faisait pas attention à la serveuse. La douce fragrance des cheveux de Justine taraudait son esprit depuis quelques siècles.
‘Tu fais quoi dans la vie ?...’
Pedro osa pour la première fois tourner la tête et la regarder en face : des cheveux noirs, longs, très longs. Des yeux bleus, deux. Et ce sourire...
‘J’écris...’
‘A qui ?...’
Pedro marqua une pause.
C’est pas gagné, se dit-il en lui-même.
‘Heu, non, J’écris des histoires, des trucs que j’invente, quoi...’
‘Quand on écris, c’est toujours à quelqu’un.’
Pedro resta un long moment interdit. Il n’avait jamais pensé à cela auparavant. Dans le trouble de cet instant il se resservit une portion de frites d’épinards.
Il reprit :
‘Ouais, t’as peut-être raison, mais alors moi je sais pas à qui j’écris.’
‘Écris-moi quelque chose...’
Le tonnerre venait de retentir dehors, ou étaient-ce ses hormones ?...
‘Ou.. oui... Pourquoi pas .’
Marie amena les plats suivants. En silence, Pedro s’acharnait à vider la moitié du céleri en poudre sur son steak de soja. Le vacarme de la salle n’arrivait plus à ses oreilles ; son cœur avait pris le relais.
Nico lui attrapa le bras :
‘Hé ! arrête, on voit plus le steak !’
‘Hein ?!’
Justine parlait déjà avec quelqu’un d’autre. Pedro pensait déjà à ce qu’il allait écrire. Le steak était déjà froid. Pedro se tourna vers Justine et l’interrompit :
‘T’as le téléphone chez toi ?...’
Les yeux calmes et forts de la Jeune femme lui fournirent dans l’instant son sujet.

II

Pedro descendait en sifflant la longue rue piétonne qui menait chez Justine. Dans sa main les feuillets de papier blanc lui brûlaient les doigts. Cette fois il allait lui dire...
Il monta quatre à quatre les marches du long escalier de bois ciré. Sonnette ; bruits de pas lents et sourds ; la porte s’ouvre doucement. Justine offre à Pedro un visage effondré et couvert de larmes. Tout de suite il la prend dans ses bras. Elle se laisse faire :
‘Que se passe-t-il ?’
‘Alan vient de me quitter...’
Pedro se raidît soudain. Il recula légèrement
‘C’est qui celui-là ?’
‘C’est mon mec...’
Les murs de l’appartement commencèrent à se refermer sur lui. Un étouffement subit.
‘C’est pas grave, je suis là, maintenant.’
On ne sait jamais...
‘T’es gentil mais c’est pas pareil... comment je vais faire sans lui... Je l'aime...’
Pedro mit ses mains dans ses poches. Il chercha refuge auprès d’un canapé opportunément placé près de lui. Il balança négligemment sa prose sur la table basse.
‘Tiens, c’est une autre histoire. T’avais bien aimé la première...’
‘Ah. Laisse-la là, je la lirai plus tard.’
Elle rechercha un Kleenex au fond de sa poche et se moucha bruyamment. Pedro restait impassible.
Un imprévu...
‘Tu fais quelque chose ce soir ?’, lui demanda-t-il en s’allumant une cigarette.
‘Nan, j’ai pas le moral. Ce soir, je crois que j’vais rester chez moi.’
Bon. Pedro tenta une autre approche :
‘Si tu veux je peux rester avec toi. Dans ces moments là...’
‘Non, merci j’préfère être seule.’
Bon.
‘Bon, bah j’vais y aller, hein ?’
‘Ouais, à plus...’
Pedro s’en fut dans l’obscurité du couloir, fier et désespéré. Par la fenêtre de la cage d’escalier, il pouvait apercevoir le soleil couchant. Il s’imagina sur son cheval pie, le Stetson bien enfoncé sur les sourcils, prêt à affronter la poussière du bush. Ça ne pouvait pas être la fin de l’histoire.
Pas déjà...

III

Pedro faisait face depuis plusieurs minutes à son téléphone. La lumière pénétrait à grand’peine dans la pièce, escaladant les persiennes, rampant jusqu’au mobilier. Des rais de lumière blafarde se dessinaient sur le combiné en plastique blanc.
Pedro s’en saisit soudain et le colla sur sa joue mal rasée. Il composa rapidement le numéro de Justine.
‘Allô ?’
‘Justine ? C’est Pedro...’
‘Comment ça va ?...’
Le ton enjoué de Justine résonna à ses oreilles comme une sentence.
‘Ça va, ça va... Je t’appelle parce qu’il fallait que je te dise des choses importantes. Tu sais...’
‘Moi aussi !’
‘ … ’
‘Moi aussi j’ai un truc super important à te dire !’
Pedro avala sa salive. Doucement.
‘Vas-y...’
‘Alan est revenu !’
Sang-froid. 23h16. Pedro allume son trente-neuvième clope de la journée. Il pose son briquet ; prend une grande inspiration :
‘C’est chouette, ça !...’
Pedro faisait ce qu’il pouvait pour être crédible...
‘Terrible... On doit se voir demain au Royal Navet, j’espère que tu y seras aussi...’
Le visage de Pedro se ferma.
‘Je n’y manquerai pas .’
‘Génial ! comme ça je vous présenterai...’
Pedro raccrocha doucement. Quelque chose de différent dans son regard. Il croqua une carotte apéritif ; recracha avec dégoût. La carotte éconduite décrit alors une large parabole jusqu’à la poubelle. Certaines choses allaient changer.

IV

Les passants couraient vers leur futur, quelque part entre St Michel et Pluton. Justine les regardait fébrilement au travers de la fenêtre du restaurant légumivore. Elle avait pris un jus de mangue, pour une fois, mais elle n’arrivait pas à en sentir le goût. De toutes façons, rien ne passait.
Un grincement la fit sursauter : Sybille avait tiré une chaise et s’asseyait face à son amie.
‘Alors ?’
‘Toujours rien.’
‘ Depuis quinze jours, c’est bizarre… Il a peut-être été dans sa famille, il a pas eu le temps de t’appeler, ou alors…’
‘Te fatigues pas. Il a pas été en voir une autre, je le sais. Il m’aurait pas laissé comme ça, sans un mot… Non, il lui est arrivé quelque chose, je le sens.’
‘Tu dramatises tout… c’est pas la première fois qu’il se barre.’
‘J’te dis que je l’sens ! J’ai peur…’
‘Tiens, voilà Pedro ! Peut-être qu’il sait quelque chose, lui.’
‘Ça m’étonnerait, ils se connaissent pas.’
Pedro se dirigea d’un pas alerte vers le fond du restaurant où se tenaient les deux jeunes femmes.
‘Salut les filles !’
Sybille se tourna pour l’embrasser :
‘Ça fait un moment qu’on t’a pas vu !’
‘J’ai trouvé un super restau. Ils font un de ces T-bone, j’te dis même pas…’
Sybille écarquilla ses petits yeux noisette :
‘Tu manges de la viande, maintenant ?!’
‘J’en avais marre de la verdure. Tu sais que vous ratez quelque chose.    Une bonne viande bien saignante…’
‘Tu reviens ici pour quoi, alors ?’, l’accusa tout à coup Sybille.
‘Pour vous voir, tiens ! Ça va Justine ? t’as pas l’air dans ton assiette…’
Justine baissa la tête. Elle avait suivi la conversation sans mot dire. Sybille la regarda puis reprit :
‘Elle est sans nouvelles d’Alan depuis deux semaines, alors elle flippe. Tu saurais pas où il est, des fois ?…’
‘J’le connais même pas .’
‘Tu vois, qu’est-ce que j’te disais ?!’
‘On sait jamais…’
Sybille commanda une banane pressée. Rien de tel qu’un p’tit remontant…
Justine s’était redressée et regardait maintenant Pedro. Une expression fugitive avait capté son attention ; un petit rien, mais quoi…
‘Tu vas bien Pedro’, fit-elle d’une voix douce.
‘Super, et toi ?’
Justine eut un sourire gêné.
‘Ah oui, pardon, j’oubliais… Allez, faut pas t’en faire pour un mec. Si ça te dit, ce soir, je t’emmène danser, tu veux ?’
‘J’sais pas trop…’
Sybille prit les mains de Justine.
‘Allez, accepte, ça te fera du bien… Aie confiance en une vieille amie.’
Le sourire bonasse de Sybille eut raison de ses dernières réticences.
‘Bon d’accord. On va où Pedro ?’
Le regard de Pedro restait capté par ces quatre mains féminines entremêlées. Sa mine joviale avait perdu de sa jovialité.
Justine s’en rendit compte et retira ses mains.
‘Pedro ?’
‘Oui ? ’
‘On va danser où ?!’
‘Heu… t’aimes la salsa ?’
‘Moyen…’
‘Cool. J’passe te prendre à huit heures…’

V

Le "timbales" s’énervait au fond de l’orchestre tandis que Pedro se déhanchait rageusement face à Justine. Elle essayait tant bien que mal de suivre les pas étranges que pratiquaient ses voisines de piste. Pedro lui faisait sans cesse de grandes œillades. Gênée, elle tournait sans cesse la tête vers le bar. Pedro la prit soudain par le bras :
‘T’as soif ?’
‘Heu… Oui, tiens, un p’tit verre…’
Elle s’empressa de rejoindre un tabouret idéalement placé dans un coin du bar. Pedro arriva peu après, une main sur le zinc, l’autre sur sa jambe. Elle tressaillit.
‘Tu… peux enlever ta main, s’il te plait ?’
Son regard fixe surprit Pedro :
‘Justine, si tu savais tout ce que je ressens pour toi, tu me rend fou, tu…’
‘Pas moi. Enlève ta main — Barman ! un Bloody Mary !...’
Pedro enleva sa main doucement et s’en servit pour héler le barman.
Si ?’
‘Dos Bloody Mary, por favor...’
‘Bueno !…’
Justine prit une grande inspiration.
‘Pedro…’
‘Oui ?’
‘Pedro, j’t’aime bien mais, au cas où t’aurais pas remarqué, j’ai un mec. Et puis de toutes façons, pour moi, t’es un ami, un ami sincère, enfin j’croyais…’
‘Ton mec — tu parles d’Alan ?’
‘Oui, bien sûr…’
‘Bon... allez, on rentre…’
‘Et mon Bloody Mary ?!!’
‘Laisse tomber le Bloody Mary…’
Justine regarda s’éloigner Pedro avec une sensation de malaise. Si elle avait pu se douter…

VI

‘Salut Marie !’
‘’lut Nico !…’
‘Dis-moi, t’a vu du monde, ces derniers temps ? J’vois plus personne, ici…’
‘Non, c’est vrai, ya pu grand’monde de votre bande ces jours-ci… Y son p’têt’ tous devenus carnivores, comme ton pote Pedro !’
‘Nan, tu déconnes… Et puis, ils m’auraient appelé, quand même.’
Marie continua à astiquer des tables désespérément propres sans lui répondre. Après quelques instants d’attente il se décida pour sa place habituelle, face au mur.
La porte du restaurant s’ouvrit sur le visage livide de Justine. Elle s’assit à la table.
‘Ah ! Justine, ça fait plaisir… J’croyais que vous étiez tous morts !’
Brusquement, Justine s’écroula, en larmes, sur la table marquée par des années de diète légumière.
Nico mit ses mains sur celles de Justine.
‘Qu’est-ce que j’ai dit ?’
Justine continua à sangloter…
‘J’vous sers quoi ?’, dit la serveuse en arrivant vers eux. Nico lui jeta un regard entendu :
‘Marie, tu peux revenir toute à l’heure, s’il te plaît ?’
‘Ok !’
Elle s’en fut de son habituel pas rapide et déhanché. Nico, lui, prit le temps de l’observer. Les habitudes…
‘Allez, dis-moi. Qu’est-ce qui va pas ?...’
‘Mes amis... tous mes amis... d’abord Alan et puis tous les autres... ils m’ont tous abandonnée !’
‘C’est qui les autres ?’
‘Sybille, Kiko, et même Yann, mon plus vieil ami... Tu les a vus récemment ?...’
‘Bah, non... non. Justement j’en parlais avec Marie et...’
‘Ya plus que Pedro qui me voie régulièrement.’
‘Bah, tu vois, quand même...’
‘J’le connais à peine.’
‘Ah...bon... bon, bon. De toutes manières, tout ça ne nous dit pas où sont passés les autres. C’est plus le Royal Navet, C’est le Navet Spacial !... A croire que les légumes ont plus la cote.’
Nico enfila d’une traite son jus de pomme.
« C’est pas drôle tous les jours d’être végétarien », se dit-il enfin.
Il observa à nouveau Justine : elle ne bougeait plus. Son regard était figé sur un point situé derrière Nico. Intrigué, il se retourna.
Pedro se tenait à quelques mètres de la table, immobile, lui aussi. Nico eut d’abord du mal à le reconnaître. Son ami avait un regard fou, lointain. Sur son front était tracé à la hâte un signe cabalistique couleur de sang. Il s’approcha et s’assit face à Justine : il lui prit ses mains. A l’étonnement de Nico, celle-ci avait maintenant un sourire béat et le couvait des yeux. Son visage avait lui aussi changé et affichait ce même regard lointain qu’il avait vu sur Pedro.
Nico n’existait plus. Arrivé à cette conclusion, il quitta les lieux, rejoignit l’univers connu. Décidément, cet établissement devenait bien difficile à fréquenter...
Justine resta seule avec Pedro, au milieu du monde. Un halo les unissait. Pas un mot, pas un mouvement.
Pedro se leva et entraîna Justine par la main vers le dehors. Pour la première fois, elle se laissa faire doucement...

VII

Pedro venait enfin de s’endormir. Justine n’y croyait plus. Les assauts répétés de son nouvel amant, pourtant source de plaisirs, lui laissaient un écho animal qui la dérangeait.
Il l’avait léchée, mordillée, pénétrée ; en tous sens, en tous points de son corps ; sans relâche et sans faiblir. Jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à en crier.
Justine se leva doucement. Elle avait faim. Elle descendit avec précautions l’escalier de l’hôtel particulier où résidait Pedro. Le bois antique craquait sous ses pieds nus. Elle se dirigea vers la vaste cuisine qui mobilisait la moitié du rez-de-chaussée. Sur chaque mur, des rangées d’ustensiles cuivrés se tenaient en rangs serrés, attendant les ordres. Sous chacun d’eux, couteaux, hâchoirs, machettes étincelaient dans la lumière de la Lune.
Justine alluma la lumière : les lames étaient encore tâchées de sang.
« Une maison de carnivore », pensa-t-elle.
Elle chercha dans le frigo quelque chose de comestible : de la viande, encore de la viande...
Une seule porte restait inexplorée, derrière une lourde chaise. Elle s’employa à la déplacer, sans trop faire de bruit.
Ouverture...
Pas de lumière dans la pièce sombre et froide. Justine se saisit d’une boîte d’allumettes, en craqua une et la promena dans l’obscurité.
Elle ne crut d’abord pas à ce qui se présentait à ses yeux.
De longues pièces de viande noircie s’étiraient du plafond, suspendues à des esses rouges. Des quartiers entiers reposaient sur des étagères. Elle s’arrêta sur un épais tas de linges déchirés et tachés de sang, étalés sur le sol.
Elle ne voulait pas tourner la tête et voir ce qu’elle entr’apercevait à la limite de son champ de vision.

Des têtes, des têtes, des têtes...
Blanchies, figées, ébouriffées, griffées de tous côtés et balancées, ça et là, pêle-mêle.

Elle reconnut ses amis, un par un : Kiko, Sybille, Yann, et Alan, Alan...
Des morceaux de corps étaient en parties arrachés, décharnés, séparés en éléments de boucherie.
Alan, lui, était encore presque entier. Tout désarticulé, il gisait dans une posture ridicule, au fond de la pièce.
Justine ne cria pas, ne bougeai pas, ne respirait plus. Le froid l’engourdissait peu à peu. Le froid ?
‘Maintenant, tu sais.’
La voix de Pedro lui parvint déformée. Elle sentit son âme prendre congé, tout doucement...
Sans se retourner, elle articula :
‘Tu les as... mangés... tous...’
‘Nan, pas Alan. Note, j’ai bien essayé mais, tu sais, la viande qu’a couru, c’est pu bon à grand’chose...’
‘Mangés... tous... mangés...’.
Justine souffla ces mots d’une voix blanche et pâle.
Pedro attrapa un couteau, trancha un morceau dans un jambon pendu à côté de lui et commença à le mâchonner nerveusement.
‘Bon ! on reprend un peu de forces et on y retourne...’
Justine ne l’entendait pas.
‘C’est pour cela que j’ai été soudain si attirée vers toi. C’est eux que je sentais en toi. Ils vivaient tous en toi, m’aimaient à travers toi...’
‘Ah ! Je m’en serais donné du mal pour t’avoir... Allez, viens on remonte.’
Pedro se saisit d’elle et la tira violemment vers lui. Justine se retourna brusquement et, le regard chargé de haine, se jeta sur celui qui avait charcuté sa vie.
Elle vint s’empaler sur le couteau ; s’affala comme un paquet de linge propre sur les pieds de Pedro.
Il resta plusieurs minutes à regarder ainsi Justine, clignant des yeux, mâchonnant sa viande. Son visage désormais dépourvu de toute expression.

VIII

Pedro avait installé des chandeliers sur la table dressée de la salle à manger. Ce soir, c’était fête : il dînait avec son amoureuse. Il s’en fut quelques instants dans la cuisine, puis revint en chantonnant, un plat fumant entre les mains. Il le posa au centre des couverts.
Pedro fit le tour de la table et remit en place le col de Justine. Son visage portait encore l’expression de haine qui s’y était inscrite pour toujours.

Deux couverts.
Un seul plat.
Pas un mot.

Pedro s’assit, se servit et porta la bouchée de viande chaude et parfumée à sa bouche. Il s’arrêta. Il observa la bouchée quelques instants :
‘On est ensemble pour toujours... pour toujours...’
Il mit la fourchette dans sa bouche et mâcha longuement face à son invitée.

Sur le corps de Justine, il manquait déjà un bras...


>

Stories Larousse des noms sales

 >
Les bouquinistes se suivaient à la criée. Vieux marins rentrés au port, agrippés aux berges du fleuve, ils venaient comme chaque soir vendre leurs prises de la journée.
« Ils sont beaux mes bouquins ! Ils sont beaux !!!… »
« Ennnnn – cyclopédies !… »
« Sééééé-rie noire !! Moustachues et saignantes !!! »
— Madame ! Regardez mes dicos : tout frais et même pas périmés ! Une affaire !! Vous en aurez pas tout les jours des comme ça…
— Non ! merci, j’ai tout ce qu’il me faut…
— Vous n’aimez pas les dictionnaires ?!?
— Oh ! Si ! si… mais j’en ai, merci…
— Moi, j’ai un dico que vous avez sûrement pas, moi… Et vous le trouverez sûrement pas ailleurs !
— Au revoir…
— Revenez !!
— Au revoir !
— CORNIFLURE !!!, hurla le bouquiniste en transe…
— Quoi ?!?
— Corniflure…
— Ah ! Soyez poli, hein !!!
— Vous ne savez pas ce que ça veut dire…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?!!
— Je ne peux pas vous le dire.
— Alors pourquoi l’avez-vous dit ?!!
— Je le devais. C’est tout.
— C’est ridicule : vous me dites un mot et je ne sais pas ce qu’il veut dire ! Autant vous taire…
— Si vous voulez savoir ce qu’il veut dire, achetez mon dictionnaire !!!
— Que voulez-vous que j’en fasse, à la fin ?!, dit-elle excédée.
— Les mots que vous y apprendrez changeront votre vie…
— C’est ça… Au revoir !!
— RAVAGROLLE !!, beugla-t-il à nouveau.
— Assez !!! Laissez-moi tranquille avec vos saletés !..
— Justement.
— Pardon ?
— Lisez plutôt :
Larousse des Noms Sales
— Qu’est-ce que c’est que ça ?!?
— Un dictionnaire, bien sûr !
— C’est vraiment de chez Larousse ?!
— Une édition limitée… Un seul exemplaire… Un prototype, en somme ! Un illuminé qui a travaillé seul au fond de son labo pendant des années ! Un budget colossal englouti dans un projet fou et qui a nécessité le sacrifice d’hommes, de femmes, d'enfants, parfois !!…
— Pour un dictionnaire ?!!
— Non. Le Dictionnaire… Celui-ci est particulier. Les autres dictionnaires donnent la définition de choses existantes. Celui-ci matérialise les choses dont vous lisez le nom…
— Et leur définition ?!
— C’est à vous que revient le privilège de la noter : vous êtes la lectrice, la locutrice, l’éditeur et l’Académie ! Une langue, en somme.
— Ah ! Bon… Étonnant…
— Siflumeux…
— Vous dites ?
— J’ai dit : Siflumeux.
— Et en français ?
— J’peux pas le dire…
— Pourquoi ?!
— Trop dangereux… Mais tout est dans le dictionnaire : trois mots…
— Il n’y a que trois mots dans votre dictionnaire ?!!
— Non : trois mots, c’est le prix. Trois mots de mon dictionnaire gueulés à un passant et il est à vous…
— Le dictionnaire est à moi, ou le passant ?…
— C’est à vous de voir…
— C’est aussi simple que ça ?
— Oui.
— Et pourquoi vous me le donnez aussi facilement ?
— Cela n’est pas un don. Prononcer un mot de ce dictionnaire est un acte d’engagement. Quand je parle de prix, ce n’est pas à la légère…
— Qu’arrivera-t-il ?
— Ce sont des mots tourmentés qui ont été inscrits en ce volume… Leur action change à chaque fois !
— Et vous : vous en avez prononcé, des mots ?
— Oui…
— Beaucoup ?!!
— Trois, le jour où je l’ai acheté…
— Vous aussi !
— Oui… et puis d’autres, plus tard…
— Ça ! alors…
— Ceux que j’ai prononcés tout à l’heure étaient bénins. Ils n’étaient destinés qu’à vous retenir un peu plus, n’ayez crainte…
— Mais…
— Maintenant, choisissez : vous pouvez me donner un « non » et vous partirez sans problème, ou un « oui », et vous emportez le Dictionnaire. Mais sachez que ce Dictionnaire peut beaucoup ! Il peut changer votre vie…
— Vraiment ?!
— Il peut en faire un conte de fée ! — répondez : avez-vous une belle vie ?
— Euh…
— Non ! bien sûr…
— Mais si ! J’ai une très belle vie, moi !
— Ah ? Un mari qui vous aime ?
— Bof…
— Des enfants brillants ?!
— Non, bien sûr ! mais…
— Un métier épanouissant, peut-être ?!!
— Non…
— Vous voyez…
— J’ai d’autres centres d’intérêt dans la vie ! Voilà !…
— Et vous aimez quoi ?
— Euh…
— Répondez !
— Deux minutes !!!…
— … Je vais trouver ! … Je ne sais pas.
— Si ! vous savez…
— Non ! Je ne sais pas, je vous dis !…
— Pourquoi êtes-vous ici à discuter avec moi depuis plus d’une demi-heure ?
— Vous m’avez retenue…
— Non ! Vous cherchez quelque chose…
— Quoi ?!
— Vous cherchez le pouvoir ! Reconnaissez-le ! Vous ne cherchez ni l’amour, ni la gloire… le pouvoir !
— Mais…
— J’ai été comme vous… Et c’est pour cela que vous allez emporter le Dictionnaire ! Car vous le désirez plus que tout, désormais !…
— Sûrement pas !! Ha !
— Ne riez pas. Regardez : puisque vous n’en voulez pas, je vais le ranger…
— Hein ?!
— Je le range… hop !
— Non !!! … Enfin, je veux dire, attendez…
— Vous voyez…
— Oui, c’est vrai…
— Alors ?
— Bon, ok ! Je le prends.
— Bien… On commence ?
— Allez-y : quels mots ?
— Pages 518, 1527 et 3581…
— Quoi ?! Mais ce bouquin fait à peine une centaine de pages !…
— Apparemment…
— Apparemment ?!
— Oui… Vous verrez, avec ce dictionnaire, les apparences sont souvent trompeuses…
— 518, 518… Ah ! 518 !…
— Tournez-vous vers les gens…
— Pourquoi ?
— Ne discutez pas.
— Bon… — Y’a plein de mots sur cette page ! Lequel ?
— Lisez-les tous dans votre tête : le mot s’imposera à vous.
— Ah. Bon… mmmmm… - Aïe !!!
— Que se passe-t-il ?
— J’ai été frappé par un mot !
— Les mots sales sont souvent très frappants…
— Oui… Percutants !
— Bien. Le mot vous a trouvé… Lisez-le !
— À haute voix ?!
— Oui…
— Bon… GAWINAVUTE !!! … Alors ?
— Attendez… Retournez-vous vers la foule !
— Quoi… Qu’est-ce que… OH !
— Hé ! Hé !…
— Il sont NUS !!! Tous !!!
— Oui. Je crois que la définition de ce mot-là est assez claire…
— Ils vont rester nus ?!
— Bah… Quand j’ai prononcé un de ces mots, il y a quelques années, c’était juste avant toute cette vague de chanteuses hystériques…
— C’était vous ?!
— Une fois le mot prononcé, plus moyen de revenir en arrière…
— Je me demandais aussi comment elles avaient pu avoir autant de public !
— Bien ! Maintenant que vous avez déshabillé tout le pays, passons au prochain mot.
— Page…
— 1527.
— Ah ! Oui… Mais il n’y a pas 1500 pages !
— Retournez le livre…
— Excellent !… Je n’y avais pas pensé… Bon : 1527… Ah ! Attention : COLUNOCHON !!!
— Poussez-vous !
— Hein ?!
— Mettez-vous derrière moi !
— Pourquoi ? – Aaaahhh !…
— Regardez : la foule s’est mise à galoper, bientôt , ils vont s’envoler…
— Qu’est-ce que j’ai fait ?!
— Vous avez dit un mot sale…
— C’est pour ça qu’ils se transforment en chevaux ? – ailés, qui plus est ! Vous n’auriez pas pu prévoir ?!
— Un mot sale est imprévisible…
— Imprévisible ?!
— C’est le propre du mot sale…
— Bon, on va laisser passer le troupeau… troisième mot ?
— 3581.
— Là, il faut que vous m’expliquiez ou je vais trouver 3500 pages dans votre machin…
— Rouvrez-le…
— Mais…
— Rouvrez-le !
— Bon… Oh ! Mais il y a beaucoup plus de pages que tout-à-l’heure !
— Le troisième mot est le plus important : tous les mots ont changé ; lisez !…
— 3581… CHASTAPORUNE !
WOOOSSSHHHH !!!
Le bouquiniste était nimbé d'une lumière rougeâtre : un sourire soulagé traversait son visage tandis que ses bras montaient vers le ciel... son corps devint flou et se tordit... Quand son corps se rematérialisa, à la place de son visage se trouvait celui de la femme...

La bouquiniste se tenait derrière son étal :
– Diiiiiii–ctionnaiiiiiiiires !!! Allez Monsieur, vous m'en prendrez bien un petit ! J'en ai un très spécial pour vous...
– Bof...
– Goûtez-le : l'essayer, c'est l'adopter...


>

Stories Les comestibles

 >
Les autres ont cessé d'avoir un nom quand ils ont commencé à ramper. Alors, ils sont devenus les autres.
Ils se tiennent blottis contre le mur du fond. Loin de la porte. Avec les chiens. Près du trou. De ce trou puant la vermine, un rat sort parfois pour se nourrir des excréments des autres, quand ils dorment. Les autres tentent depuis longtemps de le piéger pour s'en nourrir. En vain. Le rat est bien nourri, et vigilant.
La poussière danse autour du visage épuisé de Cendra. Dans ses yeux, éclairés par la lumière fine du soupirail, les larmes ne coulent plus depuis plusieurs jours : la faim les a taries. Malgré la détention, la faim, malgré la nuit, elle lève la tête vers le soupirail. Cendra espère. Même si les autres ont abandonné, elle préfère se tenir face à la lumière, face au ciel.
Cendra ne se souvient plus depuis quand ils sont incarcérés : une semaine ou plusieurs. Au moins deux. Peut-être. Pour quelle raison. Par qui ? Il y a longtemps, ils étaient ensemble, tous, les autres, les chiens, Cendra. Ils riaient, couraient, pique-niquaient, nageaient. Et puis, un jour, ils se sont réveillés ici, dans le noir.
Du bruit. Celui qui vient régulièrement les observer par une ouverture de la porte de métal va arriver.
Alors un iris blanc s'ouvrira dans le rond rouillé de l'huis. Sans cligner, l'iris observera puis se fermera après un temps infini. Après son départ, apparaîtra un peu d'eau dans l'écuelle sous la porte. Les autres se jetteront sur l'eau, disputant l'écuelle aux chiens, ne laissant à Cendra qu'une flaque à lécher. Elle attendra que la soif soit insupportable pour se résoudre à aller consommer cette flaque. Elle attendra mais elle ira.

L'iris est parti, les autres rampent, se battent, se griffent, grognent puis s'éloignent finalement. Le dernier à s'éloigner croise le regard de Cendra. Longtemps, elle partagea l'intimité de cet homme, avant qu'il rampe. Dans le regard qu'elle croise, il n'y a plus personne. D’ailleurs, est-ce bien lui ? Elle se tourne vers le soupirail, la lumière.
 Le chien se traîne, il avance difficilement sur ses deux pattes avant. Les seules qui lui restent. Un bruit humide et crissant accompagne ses mouvements lents vers l'écuelle de la porte. Chacun des occupants de la cellule s'est servi sur l'animal. Cendra a hésité, s'est retenue le plus longtemps possible – c’est-à-dire, assez pour s'autoriser à le faire enfin.
Après tout, ce n'est que le chien. Et puis, elle avait si faim...
C'est arrivé pendant leur sommeil : Il était le plus faible, le plus marqué par la faim, le moins vif. Il dormait encore quand la première silhouette s'est jetée. Dans un cri bref qui réveilla Cendra, il a sursauté violemment, au moment de la morsure, puis s'est immobilisé, tourné de côté comme en se rendormant. Ensuite, le bruit des mâchoires sur la chair maigre informa Cendra que les autres avaient franchi la frontière :
                             le premier d'entre eux se penche et mord sa victime devant le regard attentif des autres. Il mâche et arrache un autre morceau. Il se relève, s'adosse au mur du fond, prostré. Ils attendent qu'il ait terminé son repas pour franchir plus facilement la même frontière ; il a ouvert la voie, ils n'ont plus qu'à suivre. Les autres se rapprochent, se regardent, regardent le corps et lèchent doucement, timidement. Le goût de la viande prend possession de leur esprit ; ils se jettent et festoient.
Cendra se retourne contre le mur froid pour ne plus voir ; les bruits du repas l'assaillent. Reviennent les souvenirs de nourritures passées - le croustillant, un pain chaud de son enfance ; les écoulements liquides, le jus des rôtis de grand'maman ; le mâchouillement, les Carambars qu'elle allait acheter chez le boulanger et qui collaient aux dents et qu'elle enlevait en se mettant les doigts dans la bouche. Cendra sourit : elle se surprend à se lécher les doigts... Les odeurs qui charment ses narines ont réveillé sa faim. Une faim qui revient avec la force d'un souvenir longtemps refoulé, une faim qui lui tord le ventre et la plie en deux :
                         des bruits de succion font surgir devant ses yeux un verre de chocolat chaud garni d'une paille ; ses doigts se tendent vers le chocolat - un cri : Cendra se retourne et voit le corps à moitié consommé s'agiter frénétiquement. Deux silhouettes sont affairées sur le dessus de son crâne dont la calotte a disparu. Le reste des silhouettes se rétracte vers l'obscurité des murs opposés. Un grincement : la porte. L'iris est là ; il observe - depuis le début, certainement. Qui est-il, celui qui les tient enfermés ici ? Pourquoi ?
Faim. Une vague de faim remonte de son ventre et vide toute pensée de son esprit.
Manger. Son regard se tourne lentement vers la dépouille désarticulée qui gît sur le sol humide de la pièce. Un morceau. Rien qu'un...

Cendra se réveille doucement dans l'obscurité. Elle a faim, mais moins qu'hier. Elle ne voit plus le soupirail – deux lueurs pâles l'ont remplacé. Ces lueurs bougent doucement, semblent s'écarter, lentement : un souffle fétide vient lui caresser le visage... elle se tend soudain et envoie de toutes ses forces un coup de pied devant elle - un grognement sourd fait écho à son geste. Le bruit lourd d'un corps qui chute sur le sol dur résonne dans la nuit. Cendra se redresse et scrute la masse sombre blottie contre le mur du fond. Désormais, ce sera elle ou eux.
Un bruit sous la porte : l'écuelle apparaît lentement dans un clinquement aigu. Les autres hésitent. Finalement Cendra se décide. Elle boit la première, pour la première fois. Elle est la première, désormais. Elle se retourne vers la masse sombre du fond. Son regard les toise. Elle revient lentement vers sa place. Après un temps, ils se jettent vers l'écuelle.
    
Tenir...

Ils sont trois. L’un d'eux est Mathieu : autrefois, elle partagea sa vie. Au début elle a hésité mais maintenant, elle en est sûre, c’est bien lui. Ils partagent quelquefois leur repas. L’heure de manger est à nouveau venue. Leurs regards se croisent, puis se tournent vers le troisième. Trois, c'est un de trop, une fois de plus. Les deux amants se rapprochent lentement du dernier qui, à l'affût du rat, ne se méfie pas. Mathieu immobilise le plat de résistance qui résiste ; il présente la gorge de la victime à Cendra. Émue, elle cherche de ses yeux humides ceux de Mathieu dans l'obscurité. Il fait décidément trop sombre...
Le sang chaud s'écoule le long des joues de Cendra au fur et à mesure que ses canines déchirent la peau desséchée. Elle boit longtemps tandis qu'il lui caresse les cheveux ; elle se redresse et offre le corps à Mathieu. Il boit à son tour. Quand il cesse, Cendra lui prend la main ; sans se séparer, ils se penchent et mordent chacun une cuisse. Sous le murmure des mâchonnements, l'étreinte de leurs doigts se resserre tendrement.

La nuit. Une semaine sans repas. Les os des autres ont été sucés jusqu'au dernier – seuls les fémurs contenaient assez de moelle. Cendra se prend à regretter une bonne soupe pour accommoder les os. Une soupe froide, forcément.

Cendra et Mathieu. Aujourd'hui il fait faim, et l'un d'eux devra partir. Cendra espère que ce ne sera pas elle : elle n'aura pas le cœur de se défendre. Elle cherche Mathieu dans l'obscurité mais ne le trouve plus – aucun bruit, non plus. Elle se lève et part à sa recherche à quatre pattes, en tâtant de la main le sol devant elle. Au toucher, elle trouve un corps encore entier. Elle inspecte sa poitrine mais aucune respiration n'en sort. Sa tête, son visage : elle sent un liquide chaud couler de la tête de Mathieu et envelopper ses mains. Le crâne est en morceaux : le choc l'abasourdit quelques minutes. Personne n'a pu l'attaquer. Pour elle. Il a fait ça pour elle. L'émotion la submerge ; elle caresse les cheveux ensanglantés de Mathieu - machinalement, elle lèche ses doigts poisseux. Le goût lui rappelle qu'elle n'a pas encore mangé. Elle replonge ses doigts dans le crâne de Mathieu. Des souvenirs heureux lui reviennent à mesure qu'elle se lèche de nouveau les doigts avec délices :

« Mon amour... »

Qu'aimait le plus Cendra chez Mathieu ? Que préférait-elle Chez lui ? La question l'obsède depuis maintenant plusieurs heures. Les cuisses ? Les fesses ? Le ventre ? Ou plus bas peut-être... Elle sourit en pensant aux moments passés a cet endroit du corps de Mathieu. Elle se penche entre les jambes froides et saisit ce qui se tient accroché au milieu. Elle hésite, puis le happe ; avale ; croque ; mâche ; mastique. Décidément c'est vraiment le meilleur morceau de Mathieu... elle a bien fait de commencer par là. La suite du repas sera constituée d'un large mollet accompagné de quelques poignées d'amour, le tout arrosé de quelques larmes...
Cendra repense à Mathieu. Tout d'un coup, il lui manque terriblement : elle est seule, se cramponne comme à un radeau à la dépouille de l'homme qu'elle aime. Bientôt, il ne restera plus rien de lui et la faim reviendra la chercher.
Le bruit de gouttes d'eau tombant du plafond vient tonner dans le silence profond de la cellule. La lumière de la Lune vient se refléter dans la flaque qui en est issue. La lumière ruisselle, s'enfuit par une gouttière...

Ce n’est pas Mathieu.

Le dernier morceau. La tête. Cendra ronge les lèvres ; elle n’avait osé les toucher jusqu’à maintenant. Elle ne l’avait pas embrassé depuis qu’ils s’étaient retrouvés. L’haleine, certainement… Elle connaît le goût de ses lèvres. Elle ne peut l’oublier.
Ce n’est pas lui. Ce n’était pas lui.
Mathieu…
Qu'est-ce qui est le plus utile ? Les mains ou les pieds ? Sans les mains on ne peut attraper les pieds. Alors que sans les pieds, on peut faire beaucoup de choses. Découper ce qui se trouve au-dessus des pieds, par exemple, et le manger – il y a plein de choses à manger au dessus des pieds. Alors qu'en dessous, non, bien sûr. On peut ôter tout jusqu'à l'entrejambe sans grosses conséquences : rien de bien important, beaucoup de gras, quelques muscles, deux gros os qu'on pourra mâchonner en cas de fringale – rien dont on ne puisse se passer. Mais il faut commencer par les pieds. Forcément. Sinon, si on coupe trop haut et qu'on n'a pas le temps de tout manger, la viande se gâte.
Le couteau opportunément déposé a proximité de l'écuelle, la veille, va bien lui servir pour cela. L’iris l’a déposé - l'iris est revenu : elle sent qu'il observe, derrière la porte métallique. Il attend le premier coup dans la chair. Peut-être se demande-t-il également quel morceau choisir en premier. Elle tourne la tête vers lui comme pour lui demander son avis. L’œil est fixe mais elle sent maintenant une étrange présence dans l’iris. La faim rappelle Cendra à ce qu'elle a commencé.
Le couteau n'est pas assez affûté ; Cendra doit s'y prendre à plusieurs reprises. Elle incise une première fois au-dessous de la cheville : le sang coule légèrement. Elle recommence en appuyant plus fort : le tendon résiste. Elle s'emploie à cisailler avec son couteau aux dents élimées. Du sang coule sur le sol autour d'elle ; elle fait une pause pour en imprégner ses doigts et les lécher. Elle reprend : le tendon, les cartilages, les veines, la peau... Elle ne ressent curieusement aucune douleur, juste une certaine ivresse.
Cendra prend son pied, lentement. Les yeux clos et le souffle haletant, elle prend le pied dégouttant de sang, ouvre la bouche, passe sa langue sur ses lèvres humides et mord fermement pour en arracher une bouchée de viande crue – elle mâche longtemps et déglutit enfin. Elle manque de s'étouffer quand un ongle trop long se plante dans sa gorge ; sa quinte de toux la laisse prostrée sur le sol froid de la cellule. Elle aurait du se faire les ongles avant, pense-t-elle.

Les semaines suivantes, Cendra perd du poids – de la taille aussi : une jambe, puis une autre, le sein gauche, le sein droit, le bras gauche, une oreille… Elle ne bouge plus, ne pense plus, qu’à la survie.
Une pensée pourtant fait son chemin au fond d’elle, une pensée incongrue, inattendue :

Mathieu vient me chercher

La porte est ouverte ce matin. Une lumière aveuglante s’en échappe et baigne la grande cellule. De sa position elle ne voit qu’une moitié de la pièce, au ras du sol. Mais elle peut quand même apercevoir les squelettes éparts et les dizaines de rats qui courent affolés vers leurs tanières. Une grande silhouette se découpe sur le fond illuminé. Elle s’approche de l’endroit où Cendra gît. Elle sait que c’est lui. Enfin. Il chasse d’un coup de pied les rats qui rongent les extrémités du corps de Cendra. Elle lui en est reconnaissante ; Cendra n’a plus ni la force ni les membres pour le faire.
    
La silhouette s’accroupit devant Cendra : c’est Mathieu ! Il est venu !

Elle est sauvée. Il ne reste plus rien d’elle mais elle a réussi. Elle s’en est sortie. Mathieu va l’emmener…
Il l’embrasse ; le cœur de Cendra explose. Elle tend le bras qu’il lui reste vers Mathieu. Il prend la main tendue et la serre contre son cœur. Mathieu porte sa main sur le côté de sa ceinture, près du trousseau de clés qui y est accroché, et sort un grand couteau. Il le plante dans la poitrine ravagée de Cendra et y fait une large entaille. Mathieu sort le cœur qui bat fort : il mord ce cœur, arrache un morceau et le mange devant le regard pétrifié de son amante. La lumière s’assombrit doucement devant les yeux de Cendra. Elle s’éteint…
    
Mathieu mange un autre morceau du cœur de Cendra.
Ce cœur a un goût amer, pense-t-il.


>

Stories Piano Forte

 >
Adagio

Isabel n’entendait que sa musique. Concentrée sur la dernière partie de sa sonate : quatre minutes. Encore un peu de forces ; rien qu’un peu. Tant d’années pour ces quelques minutes. Elle imagine chacun de ses amis dans la salle. Chacun de ses professeurs. Des yeux braqués sur ses mains. Abstraction. Ne pas penser. Pas de droit à l’erreur.
L’erreur…
Une. Puis une autre. Puis d’autres, encore. Isabel s’applique. Chaque note. Chaque touche. Les sons sortent de son instrument dans une cohue insupportable :
Fausse note. Fausses notes, fausses notes ! – le piano ne répond plus ! Isabel est désemparée – est-ce elle ? Peut-elle se tromper à ce point ?! Isabel s’arrête.
« Reprends. »
Note après note, toujours la même. Chaque note identique à l’autre : le piano est devenu un fauve prêt à bondir. Les Ty-rex, dit-on, se repèrent au mouvement de leur proie : ne bouge pas, Isabel, et tu seras sauve…
Le silence pèse, assourdissant. Isabel survit dans une bulle de solitude. Avec un peu de chance, elle  pourrait disparaître doucement dans l’air calme de la salle ; la brise transporterait son corps dans ses bras légers, jusqu’à la loge.
Une vague douce, imperceptible. Presque un ressac. Mollement, poliment, des applaudissements s’approchent ; se retirent aussitôt, pour ne pas déranger. Des badauds s’agglutinent sur le lieu de l’accident, pour le spectacle, s’écartent, enfin conscients de n’être d’aucun secours.
Isabel se leva, essaye, rampe jusqu’au fossé des coulisses : moribonde mais consciente du chemin sans retour… Son ami l’attend, la console, la recueille. Il soigne.
Au loin, le piano triomphe, seul vainqueur d’une bataille sans adversaires.

Piano

– Bonjour Mademoiselle, c’est bien ici pour la leçon de tango ?…
– Oui ! Enfin… non ! Piano : je donne des leçons de piano…
Le petit homme serré dans son manteau de laine trempée nettoie ses grosses lunettes. La pluie les a changées en deux gros pare-brise embués.
– Attendez, que je retrouve l’annonce – je l’ai là, quelque part…
Il cherche dans ses poches. La demoiselle se tient toujours dans l’encadrement ; il a deviné son genre au parfum entêtant jailli de l’ouverture de la porte.
– Ah ! voilà… c’était marqué : « Tango – cours particuliers… »
– …de piano. « Cours particuliers de piano », c’est écrit en tout petit – regardez :
Elle ouvre franchement la porte de chêne verni et montre du doigt une ligne sur le papier-journal.
Il approche son visage avec hésitation :
– Ha !… en effet…
Silence.
– Bon ! eh bien, je…
– Mais entrez ! ne restez pas là…
– Vous êtes sûre ?…
– Vous vous êtes déplacé pour rien… ça m’ennuie. Vous boirez bien quelque chose ?
– Nous pourrons bavarder ! n’est-ce pas ?
– Oui, c’est cela, nous pourrons bavarder…
Elle indique la pièce du fond d’un geste lent de sa main gauche : des doigts longs, remarque le jeune homme. Il pénètre le long couloir tapissé d’ocre. Les volants de la robe ondoient lentement ; l’air se déplace ; la porte s’est refermée d'un claquement sur leur mouvement. Dans le salon, un grand piano à queue trône sur un large tapis coloré. Une bête en sommeil. Un gardien farouche. Entre sans faire de bruit…
– Alors vous n’enseignez pas la danse ?
Il a pris place sur un petit canapé de velours rouge. La pièce est constellée de tons de rouge, note-t-il. «  Bösendorfer », quel nom pour un piano...
Elle lui fait face, sur un tabouret en bois sombre. Son visage est sans expression ; ses yeux scrutent le jeune homme.
– Non la danse, non. Je suis pianiste – enfin je l’étais. J’enseigne le piano…
Silence.
Il reprend :
– Eh bien, en fait, je cherchais dans les petites annonces quelque activité à pratiquer. Quand j’ai vu « Tango », je me suis dit : « pourquoi pas ? », apprendre à danser… le tango, donc… mais bon.
– C’est mon nom.
– Pardon ?!
– Tango, c’est mon nom. Mon nom est Isabel Tango.
– Ah !... Enchanté !
Le jeune homme se lève d’un bond et tend sa main d’un geste raide. Un large sourire de circonstance déclenche la réciproque chez Isabel. Elle lui serre doucement la main :
– Et vous ?
– Guillaume… Guillaume Tell…
Isabel ouvre de grands yeux. Il reprend sa main et sa place.
– Oui, je sais… au bout d’un moment, on n’y fait plus attention…
– Une… une camomille, peut-être ?
Guillaume hésite. À cette heure-ci ?
– Ou alors un whisky ?…
– Vous avez des jus de fruits ?
– Je vais voir.
Guillaume la regarde se lever et voler jusqu’à la pièce voisine. Il resterait bien encore un peu…Isabel revient, les bras chargés d’un plateau. Elle le dépose sur le marbre rose de la table basse. Il se sert, elle le regarde boire en silence. Il s’en aperçoit…
– Vous ne buvez pas ?
– Non
Il termine son verre. Elle se redresse :
– Pourquoi n’essayeriez-vous pas d’apprendre le piano ?
Silence.
– Heu… eh bien… Je ne sais pas… peut-être… oui. Vous savez, je ne connais pas la musique.
– Je la connais, moi.
– Oh ! oui… Bien sûr ! mais… – vous croyez que je pourrai ?
Elle se lève :
– Essayons.
– Vous voulez dire : tout de suite ?!
– Vous avez un rendez-vous ?
– Non… Très bien ! ici ?
Il désigne le siège recouvert de velours noir, face au piano noir. Elle jaillit pour arrêter le bras de Guillaume :
– Non ! N’y touchez pas ! Surtout, n’y touchez pas…
La frayeur d’Isabel a figé le jeune homme.
– Mais… pourquoi ?…
– Ne discutez pas… Il y a un piano droit dans la pièce voisine, je vais vous y conduire.
Elle n'a pas lâché le bras de Guillaume et l'emmène. Il suit, inexorablement. Il remarque la poigne ferme et sûre d’Isabel, douce et sans appel. Ils se dirigent au fond de l’appartement, dans une petite pièce coquette. Là se tient le piano droit. Le vieux compagnon, pense Guillaume.
– Vous ne jouez pas sur l’autre ?
– Plus maintenant.
– Pour quelle raison ?...
– Asseyez-vous là.
Guillaume obtempère.
– Vous allez commencer par une gamme... regardez :
Elle exécute la gamme devant ses yeux. Lentement. Note à note. Plus rapidement. Plusieurs fois... Il suit le ballet de ses doigts avec fascination.
– À vous, maintenant !
Guillaume a tressailli : bercé par le jeu, il a laissé son regard s’attarder sur les fleurs du papier peint, les tentures, la lumière qui baigne maintenant les fenêtres – tiens ! la pluie a cessé...
– Vous n’avez pas regardé !
– Si ! si... mais je...
– Je vous remontre.
Son regard appuyé incite Guillaume à plus d’attention. Arrive son tour. Il pose ses doigts hésitants sur les touches, s’emploie à reproduire l’exemple. Guillaume a peu d’oreille, il l’a toujours su. Il s’aperçoit cependant très vite que les notes produites diffèrent franchement de celles d’Isabel.
– C’est faux..., dit-il d’un air triste.
– Oui, bien sûr, recommencez... vous y arriverez.
Bien sûr... Oui. Bien sûr !
Il recommence. Isabel s’est reculée. Il ne la voit plus. Malgré ses efforts, les notes désirées n’apparaissent pas. Elles se cachent. Guillaume leur en veut de leur peu de coopération. Des mains fermes se posent sur ses bras. Une lente chaleur se propage dans tout son être, reflue vers ses mains. Une énergie... Isabel caresse doucement ses avant-bras, mêle la fragrance de ses cheveux au trouble de son esprit. Les notes viennent. Elles ne se cachent plus. Guillaume les trouve, où qu’elles soient : elles n’ont nulle part où aller. Il se permet de changer de gamme. Une fois. Plusieurs. Des mélodies lui viennent à l’esprit, spontanément. Isabel se redresse. Il s’arrête net.
– Vous allez jouer ceci :
Elle ouvre un livre de partitions. Le pose sur le pupitre. « Sonate », peut-il seulement y déchiffrer. Il tente de se retourner.
– Je ne sais pas lire la...
Des mains prennent possession de ses cervicales. L’autorité de la pression descend peu à peu sur ses épaules : le va-et-vient apaise. Guillaume s’est mis à jouer. Il joue librement, aisément, avec plaisir. Comme s’il avait toujours joué. Guillaume comprend ces signes qu’il n’a jamais su déchiffrer. Il les interprète dans l’instant ; joint les suivants aux précédents. Ses mains jouent. Il les contemple : il a compris.
Le morceau est fini. Il se retourne. Guillaume et Isabel se regardent en silence. La chambre d’étude est comme un vaisseau alien : Guillaume vient de changer d’univers.

Forte

– Isabel ?!... – mais où elle est passée ?!
– Elle joue, peut-être ?
– Ah ! en ce moment, on ne la voit plus nulle part : elle vient manger et puis elle s’en retourne on ne sait où, jusqu‘au soir... Ha ! mais où est-elle ?...
– Vous savez, les enfants, ça aime s’isoler, pour jouer...
– Je suis sa mère, quand même... J’aimerais savoir où elle va !
– Je vais voir chez moi, elle est peut-être en train de jouer avec mes filles... Je vous appelle !
– Oui ! merci Madame ! c’est très aimable... depuis que nous sommes en vacances ici, elle est devenue un vrai courant d’air... Ah ! les enfants...
– À tout de suite.
– Oui...
Isabel avait fui la surveillance de sa mère car quelque chose dans le grenier l'attirait depuis son arrivée. Elle y revenait chaque après-midi avec autant de désir.
Elle ouvrit la porte du grenier. Son cœur commença à s’emballer :
« Il est là, il n'a pas bougé... », se dit-elle.
Un grand piano à queue recouvert de poussière se tenait, serré, entre les poutres et les chiens assis. Une lumière tamisée baignait le clavier ; les poussières y dansaient. Elle s’approcha. Comme à chaque fois, le piano émit un son grave et persistant.
« Il m’a senti »...
Elle s’assit. Joua. Les doigts d’Isabel couraient sur les touches sans savoir où ils allaient. Elle se laissa à nouveau griser par le bonheur de jouer. Le soir arriva ; elle redescendit.
– Où étais-tu ?, lui demanda sa mère.
– Je m’amusais.
– Où ça ? On t’a cherchée partout !
– Au grenier.
– Mais qu’est-ce qu’il y a au grenier, pour que tu y ailles sans arrêt ?...
– Un ami.

Romanze

Elle ouvrit la porte d’un geste sûr. Il était là, ponctuel, un léger sourire sur les lèvres. Tandis qu'elle refermait la porte, Guillaume traversa le couloir jusqu’à la chambre d’étude où il prenait des leçons depuis quelques semaines. Un coup d’œil dans le salon sombre où se tenait le grand piano noir. Il lui sembla entendre des bruits étouffés... Non, personne.
Guillaume s’assit, face au piano droit. Prêt. Il attendait qu’Isabel arrive pour commencer à jouer... Comment faire autrement ? Il tenta quelques notes : peut-être que... non. Peine perdue. Pas sans elle. Isabel entra. Le « clac » de la porte fermée... Isabel approchait. Il clôt ses yeux, attendit. Le contact :
« ses mains, sur ma peau, enfin... ». Elle massait, caressait, embrassait, cajolait, touchait, donnait... Transmettait. Il joua un morceau nouveau, sans le connaître, à la perfection. La musique s’arrêta. Le flux continue. La liaison aussi.
Guillaume et Isabel sont allongés sur le sol : ils s’enlacent. Ils s’aiment. Guillaume entend un bruit dans la pièce à côté.
– Ne fais pas attention...
Il est pris. Elle transmet, encore. Ils jouent une même partition... Ils sont endormis.

Guillaume regarde le plafond depuis quelques minutes. Isabel dort encore. De son côté. Pourtant, il peut encore sentir cette énergie. Il sent qu'elle ne le quittera plus. Il se tourne pour caresser Isabel. Encore ce bruit à côté. Un bruit sourd... Guillaume se relève. Il est sur le pas du salon – le piano noir l’observe... Guillaume pénètre dans la pièce sombre. Il tourne autour du piano massif. S’assied. Son doigt va appuyer sur une touche...
Le vacarme a réveillé Isabel : tout de suite, elle y pense, elle sait. Il n’est plus là. Il y a été. Pourquoi ?!... Vite. Elle se lève. Elle court. Se précipite. Le spectacle qu’elle découvre à l’orée du salon la terrifie. Le piano est déformé, forme inhumaine, monstrueuse... Chaque partie du grand piano est vivante. Un monstre de bois et de corde se déchaîne avec une énergie maléfique. Un grondement terrible s’échappe de la table d’harmonie : la gueule du Bösendorfer termine d’avaler le corps de Guillaume. Ses jambes, seulement, émergent de l’ouverture béante dans la créature...
Isabel tombe à genoux et sanglote dans l'obscurité vibrante. Le monstre la domine de toute sa hauteur... Il avale d’un « clap » les derniers morceaux de son rival. C’est fini...
– Pourquoi... pourquoi ?! A chaque fois...
Le son menaçant du grand piano s'est transformé tout à coup. Le monstre a vacillé... Il tient maintenant difficilement sur ses membres. Son cœur s’inonde d'une lumière étrangère. La lumière transperce ses membres ; bouscule la créature. Un cri de souffrance décervelle Isabel : le piano a rouvert sa gueule... La tension l’écartèle, son image se brouille. Une explosion silencieuse, blanche et douce. Isabel se protège. Quand elle rouvre les yeux, la pièce est à nouveau calme : un léger vent y souffle.
Un piano à queue trône sur le tapis coloré. Il est d’un blanc immaculé. Isabel entend une musique : le piano joue seul – il joue la Sonate qu’elle faisait jouer à Guillaume. Isabel sourit. Elle pleure de joie...

Coda

La salle était pleine pour la première. À guichets fermés, la salle accueillait une foule qui s’empressait, ce soir-là, pour le retour de la virtuose. Des rumeurs avaient couru, à son sujet. Oui... des rumeurs. Rien de bien crédible. Elle arriva de la droite de la scène, s’inclina devant le public. Une ovation vint à sa rencontre, chaleureuse. Isabel s’assit devant son piano blanc.
Elle joua, joua... comme jamais, comme une autre... Isabel rayonnait de plaisir, son visage épanoui malgré la concentration. La musique vint, s’installa, prit fin. La salle était constellée, et ses yeux… Les larmes vinrent, de bonheur, cette fois.
Isabel s’inclina, de nouveau. L’une de ses mains resta sur le côté du piano, cachée, caressant sa surface immaculée. Le panneau du piano se releva doucement, laissant échapper une expiration...

Stories L’Incident Johnny

 >
Johnny Matlock, Episode 2

1ère partie - Au commencement…

/temps galactique 4.1-5/
> Rapport du chef de meute du système solaire 547/5 au présidium IV >


]] Rapporteur, la Terre du XXVe siècle s’apprête à se débarrasser définitivement de l’humanité. Tous nos indicateurs nous confirment la déliquescence de cette race. Le conflit avec son milieu nourricier et la paralysie due à la circulation de leurs unités mobiles annoncent la nécrose probable de leurs unités de vie ; nos agents infiltrés sur la planète prédisent la relève prochaine de la position dominante par une race au potentiel inférieur qui ne devrait pas opposer de résistance significative à notre lien symbiotique. La Terre semble être mûre pour le ralliement au Grand Lien Unifié Périphérique Suintant (GLUPS). Je préconise donc au présidium l’envoi prochain d’une mission d’assimilation sur la Terre.
]]
::: Rapport chiffrés joints :::

/temps galactique 5.8-1/
> communication du rapporteur du présidium IV au chef de meute du système solaire 547/5 >

]] Le GLUPS vous protège, chef de meute. Nous avons pris connaissance de vos rapports concernant la planète Terre. Vous avez autorisation de lancer l’offensive osmotique : Le GLUPS est grand, le GLUPS est beau, le GLUPS vous aime…
]]

/temps galactique 6.2-9/
> Rapport du surveillant de balise des lunes de Saturne au chef de meute du système solaire 547/5 >


]] Ô grand chef de meute, je vois l’avenir se dessiner de mon poste d’observation avancé : vous avez déclenché l’offensive sur le système Terrien ; votre nom restera gravé dans l’histoire du GLUPS !
Pensez à moi quand vous serez riche et puissant.

Accessoirement, je viens de détecter un léger dégagement de radiations « q » au voisinage de la planète des humains. Je pencherais pour la déclaration tant attendue du conflit final humain si ce dégagement n’était accompagné d’une polarisation inhabituelle des solénoïdes à rotation bilinéaire… Plus clairement, je ne pense pas qu’ils aient l’intention de s’entretuer dans l’immédiat.
J’espère ne pas vous avoir gâché la journée galactique…
]]

Terre – France – Aubervilliers – Hôpital Psychiatrique Municipal – Mardi – 09:24

Johnny Matlock attend son premier rendez-vous avec le Docteur Schwarzenegger. Il est nerveux ; sa jambe s’agite frénétiquement, en rythme.
Le Docteur s’approche :
— Bonjour Johnny ! Vous êtes musicien ?
— Comment avez-vous deviné ?
— C'est un métier…
Le Docteur Schwarzy le fait entrer.
— Comment ça va Johnny ?
— Pourquoi je suis là ??
— Johnny… On vous a surpris en train de bricoler votre frigo…
— Il n’est pas interdit de bricoler son frigo !
— Sauf quand on le branche sur le central téléphonique…
— Bon. Et alors ?!
— Vous prétendiez vouloir ainsi fabriquer une arme pour combattre les extra-terrestres.
— Je vous assure qu’ils préparent quelque chose !
— Vous persistez… Ce n’est pas comme ça que vous allez sortir !
— Mais je vous assure…
— Toujours est-il que votre frigo est entre les mains de la police : il produit des interférences bizarres… Que lui avez-vous fait ?!
— Je sais pas… Chais plus… Me rappelle pu…
— Il faudra vous rappeler ; les services ultra-secrets me demandent des résultats : vous ne sortirez pas avant que je les obtienne…
— …
— Allons ! Faites un effort !
— C’était plus fort que moi, comme si on me dictait…
— Continuez…

Terre – France – Paris 3e – Sous-sol du Musée d’Orsay - Mardi – 10:02

La labo ultra-secret des services ultra-secrets de contre-espionnage des musées examine le frigo de Johnny avec attention : le ministère veut savoir pourquoi…
— Pourquoi quoi ??
— T’occupe ! Le chef nous a dit qu’il voulait savoir pourquoi et j’ai pas l’intention de le contrarier...
— Bon ok. Mais ça va pas être simple de trouver si on sait pas ce qu’on cherche…
— Réfléchis : ya qu’à trouver ce qu’on ne cherche pas ; ainsi on saura pourquoi !
— Pas con…
— Tiens ! Passe-moi la clé de 12… bon… Où est le moteur ??
— Sur ces modèles il est à l’arrière.
— Ah oui ! Bien vu… J’ai pu l’habitude des frigos, moi…
— Mon beau frère en vend, alors tu penses… D’ailleurs si ça t’intéresses…
— Tu sens cette odeur ?
— Ouais… ça renifle !!
— Regardes ! qu’est-ce qu’un maki sushi fout au beau milieu du moteur ?? On dirait que ce taré l’a branché sur la pompe à chaleur ! Attends ! je vais le débrancher… Voila … juste enlever le bout d’algue qui… KSHHHHHHHHHHH !!!!!
— Kestafait lucien ?!
— BLBLBLBLBLBLBLBL- PSHHHHHHHHH – CLAK !
— Lucien ?!
Lucien ne répond plus… Il clignote. Son corps émet des ondes à haute fréquence en direction de la ionosphère terrestre… Une écoeurante odeur de poisson cru de répand déjà dans les sous-sols ultra-secrets…

Terre – France – Studios de Canal Chimie / journal du soir – un mois plus tard

… et passons maintenant au sujet du jour : le bonheur de la population.
La population est heureuse, l’indice de bonheur est au beau fixe depuis plusieurs semaines ; on est bien, heureux, tranquilles, et je n’ai rien à vous annoncer puisque tout va bien. En fait je m’ennuie un peu. Je me demande à quoi je sers d’ailleurs… Je crois que je vais aller à la pêche ce week-end… Ouais un peu de pêche et puis une petite sieste… Bon je vous rappelle les titre du journal : tout baigne, ya rien qui va mal et je crois bien que je vais démissionner…
Mesdames et messieurs bonsoir !

/temps galactique 2.7-3/
> > rapport du chef de meute du système solaire 547/5 au présidium IV >


]] Rapporteur, il semble que tout ne doive pas arriver sur Terre comme prédit dans les oracles du GLUPS (béni soit-il).
Mes agents sur cette planète m’ont annoncé de grands changements du comportement de la population : au lieu d’une sur-pollution et d’une aggravation des conflits, les agents font état d’un calme et d’une baisse de l’activité antibiologique sans précédent. La population semble vivre sans difficulté, le taux d’agressivité dans l’air a considérablement diminué et l’atmosphère de ce monde se régénère d’heure en heure.
Rapporteur, j’ai peur…
]]

/temps galactique 8.8-8/
> communication du rapporteur du présidium IV au chef de meute du système solaire 547/5 >


]] N’ayez pas peur chef de meute !! Vous êtes tout de même un chef de meute… Ces changements dans l’attitude de la population humaine sont forcément un signe de décadence avancée de leur civilisation. Il ne saurait en être autrement : Le GLUPS nous l’aurait annoncé. Vous savez comment il peut être parfois… Je vais demander tout de même à une patrouille spectrale d’agents très spéciaux de remonter le continuum jusqu’à Terre pour inspecter cette race qui ne veut pas décader.
GLUPS RULZ !!!
]]

/temps galactique 9.4-1/
> journal personnel des agents très spéciaux en mission très spectrale - communication au rapporteur du présidium IV >


]] Tout d’abord, Rapporteur, un crash inopiné du journal personnel de l’agent Orange nous oblige à vous envoyer un journal commun sur le mien (je suis l’agent Rose).
Maintenant notre rapport.
Nous avons remarqué que les humains ne roulaient plus, ne volaient plus et ne marchaient plus. Nos avons cru d’abord à une mort collective puis, au milieu de notre enthousiasme, nous avons réalisé qu’ils étaient tous vivants, nos détecteurs n’ayant rien détecté. La déception passée, nous avons étudié leur comportement.
Nous nous sommes aperçus qu’ils utilisaient un petit appareil appelé translocateur. Oui Rapporteur vous avez bien compris : ils ont une technologie qui outrepasse la nôtre. Il ne faut plus attendre de désastre écologique : ils auront tout résolu d’ici trois années glupsiennes (5 mois terriens).
J’espère ne pas être destitué tout de suite pour les mauvaises nouvelles que j’apporte ; j’ai un crédit pour mon refuge sur la 3e lune de Rigel, et deux femelles à nourrir…
Vive le GLUPS, ouaiiiis…
]]

2e partie - Antésushi

Terre – France – Aubervilliers – pavillon de Johnny Matlock – Dimanche – 12:34
Six mois plus tard.


— Johnny ! Debout !
— Hein ?!
— Lève-toi ! Ils parlent de ton invention à la télé !
— Quelle invention ?!
— Ton frigo-sushi !! Ils va rentrer au musée Grévin !
— Quels cons…
— Allez ! viens voir…
— Bon.

« …et voici l’invention historique pour le bonheur de l’humanité, le graal des conducteurs de bus, la sainte relique des usagers du métro : le FRIGO-SUSHI !
[applaudissements]
Oui aujourd’hui la superbe invention de l’illustre Johnny Matlock va enfin recevoir la consécration, la reconnaissance ultime, il rentre au musée Grévin… Alors nous allons demander un commentaire au sponsor de notre émission… »

— Quels cons…
— Ils te rendent hommage chéri !
— Tu parles j’ai pas touché une thune sur le truc…
— Oui mais t’es célèbre !
— M’en fous. J’avais fait ça pour combattre les aliens. Mais le Docteur m’a bien dit qu’il y avait pas d'aliens, que c’était dans ma tête. J’ai compris tu sais ! je vais beaucoup mieux maintenant…
— Oui chéri, je sais…
— Ça n’aurait jamais marché de toute façon…
— Ah ?
— Oui, le sushi était pas frais…
— N’empêche que ton invention a permis à tout le monde de se téléporter partout ! Le Translocateur a Sushi a changé l’humanité ! Oh chéri, je t’aiiiime !...
— Pas fait exprès…
— De quoi ??
— Le transmachin à sushis… Allez, passe-moi ma guitare !... Je me demande tout de même ce qui s’est passé dans ce frigo…

Terre – France – Paris 3e – Système Central de Contrôle de la Trans-Sushi-Location - Sous-sol du Musée d’Orsay - Lundi – 02:28

— Chef !! Ya un truc bizarre sur les écrans de contrôle…
— Ouais je sais, ya ton happy-meal qui traîne depuis hier…
— Vous devriez venir voir — vraiment !
— Oh ! D'où vient ce visage ?! Localise la source de la transmission !
— Déjà fait : ça vient de l’espace trans-planétaire !…
— Cette femme ne peut pas exister ; c’est une création du système…

KSHHHHHHHHHH !!!

— Ya de la friture…
— Elle bouge les lèvres !

Je suis le premier rempart de l’humanité
Je suis la mère
Je suis l’enfant
Je suis la vie
Je suis le Sushi
Je suis le Super Lien Unifié Rustique Permanent (SLURP)
Je suis l'Antésushi…
Venez à moi…


Les écrans de contrôle se mettent à luire de plus en plus fort, la pièce blindée s’illumine d’une lumière blanche éclatante tandis qu’une forte odeur de poisson cru et d’algue emplit l’air conditionné. L’opérateur et son chef sont aspirés à l’intérieur de la console qui s’est ouverte en deux, et se referme en grand bruit sec. Un long bourdonnement sourd… Tout d’un coup, la console éclate et rejette un énorme sushi aux dimensions parfaites :
1 par 4 par 9

Le mono-sushi d'un noir sombre trône au milieu de la pièce désormais scellée par le rayonnement et commence à émettre en direction de l'extérieur du système solaire…

/temps galactique 6.4-6/
>> Dernier rapport du chef de meute du système solaire 547/5 au rapporteur du présidium IV >


]] Rapporteur, ici le chef de meute du système 547/5.
J’apporte des nouvelles bien sombres… La Terre semble avoir mis au point un lien concurrent du G.L.U.P.S. : Le Super Lien Unifié Rustique Permanent (S.L.U.R.P.)
Ce lien s’étend de plus en plus : il couvre désormais le système solaire 547/5 tout entier et accélère son extension.
Nous avons abandonné l’idée d’assimiler la Terre depuis longtemps, mais si ce lien continue sa progression vers le centre de la galaxie, c’est la Terre qui nous assimilera ! Dans approximativement 1,34 années glupsiennes (3 semaines terriennes) l’amas glupsien sera touché. Je ne peux vous donner de solution pour contrer cette menace et, en signe de contrition, je vais m’autodétruire avec mon astéroïde-espion.
ADIEU
(le GLUPS est grand…)
]]

/temps galactique 2.7-6/
> communication du rapporteur du présidium IV aux meutes avancées du GLUPS >


]] Le Chef de meute du système solaire 547/5 a mis fin a sa mission au sein du GLUPS : son sacrifice ne sera pas oublié. Nos services ultra+secrets ont mis au point une arme ultra+secrète dérivée du GLUPS : Le Brillant Ustensile Rutilant Percutant Secret (BURPS).
Je ne doute pas que le BURPS ne fasse qu’une bouchée du SLURP.
Glupsiens, nous vaincrons !!
GLUPS RULZ !
]]

/temps galactique -.- -/
> Vide intersidéral - >


BURPS !

SLURP !

BURPS !

SLURP !

BURPS !
BURPS !
BURPS !
BURPS !

SLURP !
SLURP !
SLURP !
SLURP !

SLURP — BURPS SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — SLURP — BURPS — — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — BURPS — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP — SLURP !!!

GLUPS !

3e partie - L’infini…

Espace – confins du système solaire – Vaisseau du SLURP “Yakitori” – 2124

Le Yakitori poursuit sa mission de cinq ans d’exploration des planètes de la galaxie propices à l’exploitation du sushi, source principale d’energie pour le SLURP…
Après avoir dépassé Saturne en trombe, le Capitaine Matlock a mis le cap sur la nébuleuse du Thon, où ont été détectées des traces de riz vinaigré…
— Capitaine !
— Oui, Lieutenant Soya…
— J’ai terminé mon étude des premiers temps de la propulsion Sushi !
— Très bien. Et qu’avez-vous retiré de cette étude ?
— Eh bien, euh… Hem ! J’ai fait une découverte dont je voulais m’entretenir avec vous.
— Continuez…
— Eh bien j’ai découvert que votre arrière-grand-père, Johnny Matlock, avait, après sa célèbre invention, passé du temps dans un hôpital psychiatrique, celui d'Aubervilliers...
— Hum, Lieutenant ! je suis au courant, gardez-ça pour vous…
— Euh… oui ! bien sûr, capitaine…
BZZZZ salle des machines !
— Matlock, j’écoute…
— Un problème monsieur ! Nous sommes bientôt à court de riz gluant et la propulsion sushi risque de s’éteindre !
— Qu’est-il arrivé à nos réserves ?!…
— Nous venons de rentrer dans le système du Panda, et le moteur a sushis s’est mis à fonctionner irrégulièrement ! Je peux réparer mais nous devons faire halte très vite et attendre une citerne.
— Bon. Mettez le cap sur la planète la plus proche.

Espace – système Panda – Planète Tekka - Vaisseau du SLURP “Yakitori” – 2124

— Capitaine ! L’équipe de reconnaissance vient de trouver des traces d’une civilisation disparue !!
— Encore ? bon… Visuel !
— Capitaine, nous avons trouvé des installations laissant penser que ces aliens vivaient selon un lien comparable au nôtre ! Et les relevés montrent qu’ils se sont éteint dans une catastrophe remontant à l’époque où le lien s’est créé sur Terre ! C’est troublant…
— Ouais, ouais, super… Mais on va pas y passer la nuit hein ! Dépêchez-vous, la propulsion est réparée et j’ai un golf demain sur l'astéroïde Nothomb, dans le système Tach, ça m’ennuierait d’être en retard…
— Bien capitaine…
— Lieutenant Soya !
— Monsieur ?
— Je serai dans mes appartements : dîtes à Maki de me rejoindre…
— Le chien Monsieur ??
— Non Soya, pas le chien, la masseuse !!
— Oui, Monsieur !…

Stories Little 15

a
Dans une chambre blindée piaffent la douleur du vide, la dépouille de son rêve et l’écho mourant de son silence. Les yeux de la jeune femme de quinze ans dérivent sur le sol. Un dos voûté et des bras décharnés retiennent encore sa tête. Elle n’attend plus rien que la seconde suivante qui chasse la précédente. La journée n’est plus. Le soir se fait attendre. Quelle différence entre les deux ? Quelle différence avec demain ? Le temps n’est plus. L’envie se fait attendre. La jeune femme de quinze ans ne vit plus. L’envie l’a quittée…
…une douleur tenace au creux de son ventre lui rappelle son existence. Cette douleur la fait ployer, la tord, la tue ! mais elle lui survit. La douleur passe. La jeune femme de quinze ans relève lentement la tête : le papier jauni retient par solidarité les posters usés. La lumière crue de l’ampoule nue agresse la vue. L’air vide ne retient rien des rayons. Le silence assourdissant laisse la lumière se répercuter sur les cloisons préfabriquées et les quelques meubles… Les radiations hostiles emplissent la pièce ; la brûlent.
Quelle différence ? Les murs s’écartent. L’évitent. Elle voudrait se lever ; une grande lassitude s’empare de ses membres. La force de marcher est absente ; la force de se lever ; la force de vivre. Quelle différence ? La tête retombe, lentement, plus basse encore. De l’eau dans ses yeux. Les visages intimes se brouillent. Disparaissent, eux aussi.
Demi cécité. Absolue nécessité. Des bruits l’atteignent mais ne la touchent. La jeune femme de quinze ans entend sa mère parler. Sa mère ? Une voix lointaine, déformée… La voix parle de la jeune femme de quinze ans. De ses quinze ans, surtout… La jeune femme sait de quoi il est question. Ce poids lui pèse quotidiennement sur le ventre. L’écrase tandis que son cœur éclate. L’ancre.
Elle sait : la jeune femme de quinze ans va disparaître dans quelques minutes. Et sa mère aurait tant voulu qu’elle disparaisse devant tout le monde, avec tout le monde. Avec les autres. Non. Cesser d’être est chose intime : on ne la partage avec personne. C’est une affaire qui se règle entre soi.
La jeune femme de quinze ans se tait. Qui voudrait l’entendre ? Qui se soucie qu’on disparaisse à quinze ans ? Elle va disparaître, dans quelques minutes. Et réapparaître, dans le même élan immobile.
Différente. Identique.
Les yeux moites s’égarent sur les chiffres flous. Électroniques.

23 : 27

23 : 28

Bientôt…

23 : 29

…la jeune femme de quinze ans a seize ans.
Quelle différence ? Rien n’a changé. Rien ne change jamais. Sauf les chiffres sur le réveil. Et puis ils reviennent. Comme la veille, les chiffres. Les mêmes chiffres. Rouges. Flous. Usés. Même les chiffres s’ennuient. Même les chiffres tournent en rond. Seul l’esprit de la jeune femme de seize ans ne tourne plus rond. De moins en moins. Très peu. Doucement, l’esprit a dérivé. Est sorti des rails. Il a pris une route de campagne, un soir où il faisait nuit, et puis il s’est perdu. Depuis, il marche le long du chemin.
Sous une pluie de lumière crue, au milieu de la chambre, cerné par les posters gondolés, écrasé par les murs, happé par les chiffres rouges, prostré sur le sol, dur, l’esprit de la jeune femme de seize ans se cogne dans le noir. Une petite voix lui dit qu’il lui faut continuer d’avancer sur le chemin. «Tu dois gravir cette montagne – tu sais : celle que tu vois quand tu regardes tout au fond de toi…». Elle sait. Cette montagne est si haute. Maintes fois elle a tourné autour. Évité de la regarder de trop près. Repoussé le moment… mais elle doit aller de l’autre côté pour retrouver son chemin, les autres, ceux qu’elle a quittés. Et, peut-être, aussi, ceux qu’elle ne connaît pas encore…
La jeune femme de seize ans prend une lente inspiration ; l’air s’insinue douloureusement dans l’espace de ses poumons. Il y a si longtemps qu’elle n’a plus rien inspiré. Cette masse d’air nouvelle déforme son corps comme une chaussure trop neuve.
La jeune femme de seize ans ferme les yeux, serre ses poings plus fort, et se force à regarder tout au fond de son âme, en cet endroit qu’elle redoute tant : elle y voit les murs de sa chambre… les fixe… ils s’effondrent lentement sur le sol dans un grand nuage de poussières. Le thermomètre en profite pour dégringoler. Son corps avance, se transporte, avale les milles de lande désolée, file en direction du mont solitaire… Il est immense. Hostile. Vertical. Elle monte, monte… Le sommet, enfin. Il est lu-mineux, elle domine la Terre. De là elle voit les autres, ceux qu’elle attend depuis longtemps ; ceux qu’elle voudrait tant revoir ; ceux qui l’emmèneront. Elle leur ouvre ses bras, leur sourit — elle va descendre, aller les voir : ce ne sera pas long… Elle se lève du sommet enneigé, avance une jambe… …la montagne se dérobe sous ses pieds ! Tombe, s’aplatit ! La jeune femme tombe avec elle, rapidement, de plus en plus vite, elle ne voit plus rien !!!

Arrêt brutal.

Le choc fait vaciller la jeune femme. Elle ouvre les yeux. La température remonte. La chambre, à nouveau. Le calme, toujours. La solitude, bien sûr. Il est tard. Il fait noir : tantôt une main s’est glissée dans l’entrebâillement de la porte et a éteint la lumière. La jeune femme s’en souvient. Maintenant, seulement. La forme frêle de la jeune femme est passée inaperçue, blottie dans le fond de sa chambre. Toujours cet endroit. Toujours immobile. Depuis quand ?

Sa tête est baissée depuis une éternité. Elle la relève. La jeune femme de seize ans reprend contact avec son univers rance et son avenir mort. Elle a encore, cette nuit, franchi le toit du monde.
Qui le saura ? Qui s’en soucie ? Sa douleur n’est pas de celles que l’on estime… Par la fenêtre, la Lune s’invite dans la cellule ; un rayon bleu allume une larme lente.

Seize ans.
Rien n’a changé.
Le temps continue de stagner…

>

Stories IcURoK

>
Klaus rentrait à pieds, comme tous les soirs, de l’opéra de Manaus. Son costume de plastique rigide triangulaire lui rentrait dans les omoplates ; il avait pris un peu de poids. Les pirogues étaient clouées à quai : l’Amazone était trop acide. La chaleur tropicale s’était atténuée vers le soir et son nœud papillon, géant, ne lui tenait plus aussi chaud que pendant la représentation.
La dernière de la saison. Le climat ensuite deviendrait difficile, voire toxique. Des brumes se lèveraient des profondeurs du cloaque amazonien ; des vapeurs nauséabondes s’abattraient sur les agglomérations du littoral caribéen ; beaucoup d’espèces disparaîtraient de la région pour plusieurs mois.
Klaus partirait aussi. D’autres opéras le demandaient : les chanteurs-mimes avaient beaucoup de succès en cette année 2058 : la pollution débordante de la planète, les températures excessives de ce milieu de siècle désaccordaient les instruments trop vite ; les sons des voix étaient étouffés ; ce qu’on entendait n’en valait pas la peine. On s’était donc résolu à faire mimer les opéras. Des armées de mimes avaient été recrutées par les opéras du monde entier. Les puristes, nostalgiques de l’époque vocale, avaient fait pression pour qu’on les accoutre de costumes voyants les rendant instantanément identifiables et différents des chanteurs : un triangle de plastique rigide noir et blanc sur le torse ; un justaucorps noir sur des cothurnes sombres ; des gants blancs ; un nœud papillon noir. Trois pointes de cheveux dressées vers le haut complétaient un maquillage blafard et des lèvres carmines.
Klaus était de ceux-là. Il avait volé hors de son Berlin natal et avait élu domicile là où on avait besoin de lui : à Manaus, Brésil... En remontant les chemins terreux de l’Amazonie, il repensait au métier de poubelier qu’il avait laissé derrière lui trois années auparavant. Ramasser les déchets humains au sortir d’un salle d’opération ne l’avait jamais transporté d’enthousiasme, mais il avait aimé cette vérité crue qu’on trouvait dans les organes fraîchement détachés : ils portaient leur sens dans tout leur être. Pas de subtilité superflue dans leur jeu de scène, pas de discussions passionnées à la fin de la représentation, jamais autre chose qu’une fonction, remplie ou non.
Klaus se sentait maintenant comme ces organes inutiles d’autrefois : il avait une fonction, au moins pour le moment. Comme tous ces autres chanteurs-mimes, affublés d’une camisole rigide et obscène. Cette subtilité et ce raffinement qu’il mimait lui étaient étrangers. Il était en représentation, même hors la scène.
Il arriva bientôt en vue de son casier. Sur une aire dégagée, à l’écart du fleuve, le gouvernement de Sudamérique avait aménagé des alvéoles hexagonales, suffisantes pour les fonctions vitales des employés de passage. Des dortoirs : Klaus s’y rendait chaque soir. Il pénétrait le nid d’abeille étroit et profond ; laissait son corps filiforme s’extraire doucement de son carcan rutilant, son justaucorps noir occulter la lumière immense qui baignait les trous à sommeil. Cette fois, encore, il déchaussa ses cothurnes sombres, se lova sur la couchette de moleskine. S’endormit.
Il se réveilla dans une pénombre inquiétante. Son alvéole ne perdait jamais sa lumière ; il était arrivé quelque chose d'étrange. Il toqua à la paroi du compartiment. Le bruit ne lui était pas familier. Un bruit trop naturel. Un bruit non étouffé - un vrai bruit. Klaus n'était plus habitué à ces bruits-là. Comme tous les habitants de sa moitié du 21e siècle, il avait appris à vivre dans une atmosphère aux sons déformés. Les sons avaient changé et il allait découvrir pourquoi.
Klaus passa ses doigts gantés sur la surface : la texture lui fit penser à du bois ; il suivit les veinules de la paroi et découvrit une ouverture sur le côté. Il força et finit par entrouvrir le panneau : dehors la lumière était intense, avec une odeur de renfermé. Il poussa plus fort et soudain le panneau céda dans un vacarme assourdissant : il s'effondra sur le sol. Passé l'éblouissement, Klaus se releva et observa l'endroit d'où il venait de s'extraire : un énorme cercueil dont le bois vieilli avait explosé en un millier d'échardes.
Il découvrit le lieu dans lequel il se trouvait : une cathédrale. Elle semblait familière. Klaus se remémora ces holophotos qu'il avait regardées sur les monuments d'Europe : c'était Notre-Dame de Paris. La lumière de la Lune projetait ses rayons à travers les vitraux sur les gisants de la nef. La grande rosace striait de taches de couleurs l'espace central de la cathédrale. Seules les alvéoles des côtés ne recevaient aucune lumière.
De sa pénombre, il reconnut des formes sur les bancs enlunés ; un chœur en train de chanter. La fumée d'un cigare se détachait lentement du renfoncement de la paroi : un homme attendait là. Sa casquette de marin était sans âge, et son regard sombre ne laissait passer aucune émotion. Il déplaça sa longue silhouette devant Klaus. Sa voix était chaude et envoûtante :
– Je m'appelle Corto. Je t'attendais.
– Warum ?! Ou suis-je ? Quel est cet endroit ?!
– Nous sommes en 1980, et nous n'avons plus beaucoup de temps. Ta deuxième vie est devant toi. Tu as changé d'époque.
– Mein gott !
– Suis-moi.
Ils avancèrent le long du transept.
– Was ? Qui sont ces chanteurs à la voix si magnifique ??
– Des claustrats. Ils viennent du futur. Ils vivent enfermés toute leur vie, et chantent avec dans leur âme la nostalgie du dehors – ils sont ici pour une autre mission. Aujourd'hui, ils chantent ta venue.
– Quel honneur...
– Tu le mérites.
– Nein ! Je suis chanteur-mime : je ne mérite rien.
– Tu vas apporter beaucoup à ce siècle.
– Je suis juste un homme simple, je fais ce que je peux.
Ils sortirent de la cathédrale au milieu de la nuit. Le long caban de Corto ondulait dans la brume, leurs pas résonnaient et la Lune faisait briller le plastron blanc de Klaus ; ses lèvres reflétaient la lumière blafarde ; ses trois pointes de cheveux verts se courbaient dans le vent. Entendant la qualité du son sur l'esplanade, il entrouvrit ses lèvres qui chantèrent leur premier son...

La scène immense dominait une mer de spectateurs. Klaus occupait la scène du stade de Berlin et la remplissait entièrement. Sa frêle silhouette encastrée dans une carapace noire et blanche émettait des sons d'une pureté inouïe. Sur ses modulations lyriques venaient se calquer des rythmes rocks et des claviers disco. Le public n'avait jamais entendu ça. L'hystérie gagnait lentement la plèbe. Une vague parcourut la surface humaine et se termina par une explosion de cris : des milliers de berlinois venaient de se transformer en chanteurs-mimes. Les bras et les jambes se levaient et s'abaissaient périodiquement au diapason de ceux de Klaus ; les têtes tournaient leurs yeux fixes vers le haut et le bas, le ciel et la terre ; une foule, d'un seul homme, était devenue automate.
Dans le contrebas de la scène, Corto, impassible, assistait au phénomène en rallumant un vieux cigare. Il agitait périodiquement dans sa main une amulette d'ambre ciselée. Il la serra d'un coup sec du poignet et la rangea dans sa poche. Il quitta les coulisses d'un pas décidé.

Corto se hâtait dans les couloirs de l'hôpital. New-York était paralysé par la circulation et il n'avait pu arriver assez vite quand on l'avait prévenu du nouveau malaise de Klaus. Cette fois il avait été transporté à l'hôpital.
Deux années qu'il voyageait à travers le monde avec son chanteur-mime ; deux années a faire connaître le talent de Klaus. Depuis quelques mois, Klaus avait paru fatigué, épuisé. Corto lui avait fait diminuer le rythme de ses représentations, avec peine. Corto rentra dans la chambre doucement.
Klaus était allongé sur le lit. Il n'avait plus son costume rigide en plastique. Ni ses vêtements noirs. Pourtant, il avait conservé son maquillage. Corto s'approcha du lit et prit la main de Klaus. Celui-ci tourna lentement ses yeux sombres et profonds vers son ami.
– Il me reste peu de temps, mein freund...
– Je m'en veux de t'avoir amené ici ; ce n'était pas ta place.
– J'ai vécu deux vies grâce à toi. Je ne regrette rien.
– Ont-ils découvert ce dont tu souffres ?
– Nein...
Corto s'éloigna du lit et regarda par la fenêtre de la chambre.
– Je ne te laisserai pas finir ainsi. Il doit y avoir un moyen.
– Sheisse !!! Les médecins ont dit : pas d'espoir.
– Je ne suis pas médecin.
Corto sortit de la chambre d'un pas décidé.

Le temps était frais cette nuit-là sur l'esplanade de Notre-Dame. Une musique mystérieuse et hallucinée sortait de la gueule des gargouilles pour se perdre dans les brumes nocturnes. Corto remonta le col de son caban et déplia le journal de la veille. Dans l'édition datée du 6 août 1983, on pouvait lire que le chanteur   Klaus Nomi était mort d'une maladie mystérieuse, dont les médecins ne savaient encore rien. On parlait d'une épidémie mondiale. Corto referma le journal, fixa les tours de Notre-Dame.
– Non, Klaus, tu ne vas pas mourir...
Il fit un signe à trois silhouettes graciles au visage encagoulé ; celles-ci sortirent d'un alignement d'arbres en soutenant un sarcophage cylindrique d'acier chromé. La procession pénétra dans la cathédrale silencieuse et sombre. La Lune envoyait de nouveau sa lumière bleutée à travers la grande rosace, comme deux années plus tôt.
Les silhouettes, sur un geste de Corto, déposèrent le sarcophage au centre de la nef, sur une châsse entourée de pointes acérées. Sur le pourtour de la nef, des murs d'appareillages et de panneaux de commandes étaient disposés en cercle. Les silhouettes commencèrent de s'activer sur les commandes. Un bruit monta, d'abord sourd puis bientôt assourdissant. Des éclairs jaillirent des pointes entourant le sarcophage et dessinèrent des arabesques sur l'acier chromé. Celui-ci se nimba d'une lueur bleutée ; il devint translucide.
Le corps frêle et calme de Klaus apparut à travers la paroi phasée qui s'illumina, vacilla. Corto s'avança lentement vers le sarcophage et passa la main sur la paroi bleutée :
– Adieu, Klaus.
Le corps de Klaus vacilla un peu plus puis disparut. Le son s'arrêta net, et la lumière quitta la cathédrale Notre-Dame.

Le signal fut donné par le Soleil.
Sur la grande place de Brasilia, des centaines de chanteurs-mimes s'étaient rassemblés. On allait jouer le grand opéra écrit par Klaus, le premier chanteur-mime vocal. Maintenant, c'était le jour de la Grande Eclipse, et on allait jouer son opéra. Et tous les chanteurs-mimes, en hommage, allaient participer. La musique rythmée commença, les chanteurs-mimes balancèrent de gauche à droite, levèrent alternativement les bras gauche et droit, avancèrent dans un ensemble parfait. Le ballet se déplaça dans l'agencement très ordonné de la capitale brésilienne, dépassa une grande tour élancée, et les chanteurs-mimes entonnèrent d'une seule voix :


Total eclipse, it's a total eclipse, on your lips... Total eclipse...

>