La richesse des nations

La cité pirate de Port-Royal, en Jamaïque, a disparu dans la mer des Caraïbes au cours d'un tremblement de terre en 1672. Jusqu'à cette date, elle fut la capitale des corsaires anglais dans les Caraïbes. C'était une ville riche dont toute l'économie était basée sur le pillage des colonies voisines. Elle ne produisait rien, même pas sa propre eau douce, qui était amenée en tonneaux (mais un pirate ne boit pas d'eau...).
Le développement des civilisations s'est souvent fait par l'exploitation d'une source de richesse à portée de main et facilement exploitable. Les égyptiens avaient le Nil qui, par ses alluvions, venait féconder chaque année une terre aride.  L'occident inventa la colonisation de terres lointaines, non pour y habiter mais plutôt pour les piller et, de ce fait, montra au reste du monde comment une civilisation peut vivre au dessus de ses moyens en retardant le développement d'une autre. Mais ces peuples pillés étaient-ils bien des civilisations pour les puissances occidentales ?
Le paradigme occidental du développement d'une société par la colonisation des voisines en abrita d'autres, tous basés sur une vision économique du pillage. Ainsi l'esclavagisme des peuples africains, qui a contribué à bâtir l'économie des États-Unis au travers de celle du coton.
Une fois le coton exploité, on passa à la baleine. On pouvait faire de l'huile, du rouge à lèvres ou des corsets, toujours à moindre coût, au risque d'éteindre l'espèce. Mais étaient-ce des animaux ou des bêtes ? Peu importe.
Au XXe siècle, ce fut le pétrole, toujours une manne venant d'ailleurs - on n'avait qu'à se servir, le monde était considéré comme étant à la disposition des hommes, créé pour ses besoins. Toutes ces exploitations ont eu une constante : on prend sans rendre, on exploite mais on n'échange pas. Pourtant, même si ils ont occasionné peu de coût, on ne peut pas voir de la gratuité dans tous ces événements : tout juste un emprunt aux générations futures.
Aujourd'hui, voici l'âge de l'information, l'interruption momentanée de la colonisation et le début de la globalisation. D'autres paradigmes se mettent en place, mais toujours sans cycles de redistribution.
Et, dans cette économie de l'information, où va-t-on chercher les gisements à exploiter ? Dans la population des internautes. Dans ce nouveau marché qu'est Internet, les internautes sont une ressource inépuisable de contenus informationnels. Exploitation des profils personnels remplis à chaque inscription à un mail "gratuit", à un site marchand, à un "service gratuit", par la revente des bases de données. Exploitation des contenus fournis par les visiteurs des sites collaboratifs comme Wikipedia ou Comment ça Marche. D'autres sites, sociaux en majorité, ont basé leur popularité et leur valorisation boursière sur les contenus mis en ligne par des millions d'anonymes : Youtube, DailyMotion, Flicker, Google Photos (Picasa), et surtout Facebook. Ceux-ci restent en accès libre pour le moment. On hésite à dire "en accès gratuit", tant les utilisateurs ont payé cher et à l'avance par leurs contenus personnels.
Au final, on fonde l'économie du web sur l'extraction de cette nouvelle énergie fossile qu'est l'identité personnelle. Le même schéma se répète : on alimente l'économie par le pillage - cette fois le pillage de l'information. Wikipedia, grâce à sa licence libre, restera peut-être la seule à rendre ce qu'elle emprunte.
Les médias traditionnels participent au phénomène de la valorisation des gisements d'information dans la nouvelle économie et basent une grande partie de leurs émissions sur les interventions des auditeurs ou spectateurs.
Dans ce fonctionnement, chaque contributeur apporte un peu de lui et reçoit un peu de tous les autres. Mais ce peu d'information n'est pas comparable à l'information croisée et nouvelle produite à partir de toutes les informations collectées : c'est cette dernière qui a une valeur économique car elle est basée sur le nombre et participe de tendances macroéconomiques à l'échelle mondiale, impossibles à déceler par d'autres moyens. Elle devient un trésor de guerre que se rachètent les grands groupes économiques. Elle est le pétrole du XXIe siècle, ou la baleine...

Les projets actuels d'exploitation de lunes et astéroïdes du système solaire montrent qu'on restera encore longtemps enfermé dans le principe de l'économie de pillage, et que le concept de rendre autant à notre environnement que ce qu'on lui prélève n'est pas proche de se répandre.
Reste à espérer que le sort subi par les corsaires de Port-Royal ne deviendra pas le nôtre...