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Dans une chambre blindée piaffent la douleur du vide, la dépouille de son rêve et l’écho mourant de son silence. Les yeux de la jeune femme de quinze ans dérivent sur le sol. Un dos voûté et des bras décharnés retiennent encore sa tête. Elle n’attend plus rien que la seconde suivante qui chasse la précédente. La journée n’est plus. Le soir se fait attendre. Quelle différence entre les deux ? Quelle différence avec demain ? Le temps n’est plus. L’envie se fait attendre. La jeune femme de quinze ans ne vit plus. L’envie l’a quittée……une douleur tenace au creux de son ventre lui rappelle son existence. Cette douleur la fait ployer, la tord, la tue ! mais elle lui survit. La douleur passe. La jeune femme de quinze ans relève lentement la tête : le papier jauni retient par solidarité les posters usés. La lumière crue de l’ampoule nue agresse la vue. L’air vide ne retient rien des rayons. Le silence assourdissant laisse la lumière se répercuter sur les cloisons préfabriquées et les quelques meubles… Les radiations hostiles emplissent la pièce ; la brûlent.
Quelle différence ? Les murs s’écartent. L’évitent. Elle voudrait se lever ; une grande lassitude s’empare de ses membres. La force de marcher est absente ; la force de se lever ; la force de vivre. Quelle différence ? La tête retombe, lentement, plus basse encore. De l’eau dans ses yeux. Les visages intimes se brouillent. Disparaissent, eux aussi.
Demi cécité. Absolue nécessité. Des bruits l’atteignent mais ne la touchent. La jeune femme de quinze ans entend sa mère parler. Sa mère ? Une voix lointaine, déformée… La voix parle de la jeune femme de quinze ans. De ses quinze ans, surtout… La jeune femme sait de quoi il est question. Ce poids lui pèse quotidiennement sur le ventre. L’écrase tandis que son cœur éclate. L’ancre.
Elle sait : la jeune femme de quinze ans va disparaître dans quelques minutes. Et sa mère aurait tant voulu qu’elle disparaisse devant tout le monde, avec tout le monde. Avec les autres. Non. Cesser d’être est chose intime : on ne la partage avec personne. C’est une affaire qui se règle entre soi.
La jeune femme de quinze ans se tait. Qui voudrait l’entendre ? Qui se soucie qu’on disparaisse à quinze ans ? Elle va disparaître, dans quelques minutes. Et réapparaître, dans le même élan immobile.
Différente. Identique.
Les yeux moites s’égarent sur les chiffres flous. Électroniques.
23 : 27
23 : 28
Bientôt…
23 : 29
…la jeune femme de quinze ans a seize ans.
Quelle différence ? Rien n’a changé. Rien ne change jamais. Sauf les chiffres sur le réveil. Et puis ils reviennent. Comme la veille, les chiffres. Les mêmes chiffres. Rouges. Flous. Usés. Même les chiffres s’ennuient. Même les chiffres tournent en rond. Seul l’esprit de la jeune femme de seize ans ne tourne plus rond. De moins en moins. Très peu. Doucement, l’esprit a dérivé. Est sorti des rails. Il a pris une route de campagne, un soir où il faisait nuit, et puis il s’est perdu. Depuis, il marche le long du chemin.
Sous une pluie de lumière crue, au milieu de la chambre, cerné par les posters gondolés, écrasé par les murs, happé par les chiffres rouges, prostré sur le sol, dur, l’esprit de la jeune femme de seize ans se cogne dans le noir. Une petite voix lui dit qu’il lui faut continuer d’avancer sur le chemin. «Tu dois gravir cette montagne – tu sais : celle que tu vois quand tu regardes tout au fond de toi…». Elle sait. Cette montagne est si haute. Maintes fois elle a tourné autour. Évité de la regarder de trop près. Repoussé le moment… mais elle doit aller de l’autre côté pour retrouver son chemin, les autres, ceux qu’elle a quittés. Et, peut-être, aussi, ceux qu’elle ne connaît pas encore…
La jeune femme de seize ans prend une lente inspiration ; l’air s’insinue douloureusement dans l’espace de ses poumons. Il y a si longtemps qu’elle n’a plus rien inspiré. Cette masse d’air nouvelle déforme son corps comme une chaussure trop neuve.
La jeune femme de seize ans ferme les yeux, serre ses poings plus fort, et se force à regarder tout au fond de son âme, en cet endroit qu’elle redoute tant : elle y voit les murs de sa chambre… les fixe… ils s’effondrent lentement sur le sol dans un grand nuage de poussières. Le thermomètre en profite pour dégringoler. Son corps avance, se transporte, avale les milles de lande désolée, file en direction du mont solitaire… Il est immense. Hostile. Vertical. Elle monte, monte… Le sommet, enfin. Il est lu-mineux, elle domine la Terre. De là elle voit les autres, ceux qu’elle attend depuis longtemps ; ceux qu’elle voudrait tant revoir ; ceux qui l’emmèneront. Elle leur ouvre ses bras, leur sourit — elle va descendre, aller les voir : ce ne sera pas long… Elle se lève du sommet enneigé, avance une jambe… …la montagne se dérobe sous ses pieds ! Tombe, s’aplatit ! La jeune femme tombe avec elle, rapidement, de plus en plus vite, elle ne voit plus rien !!!
Arrêt brutal.
Le choc fait vaciller la jeune femme. Elle ouvre les yeux. La température remonte. La chambre, à nouveau. Le calme, toujours. La solitude, bien sûr. Il est tard. Il fait noir : tantôt une main s’est glissée dans l’entrebâillement de la porte et a éteint la lumière. La jeune femme s’en souvient. Maintenant, seulement. La forme frêle de la jeune femme est passée inaperçue, blottie dans le fond de sa chambre. Toujours cet endroit. Toujours immobile. Depuis quand ?
Sa tête est baissée depuis une éternité. Elle la relève. La jeune femme de seize ans reprend contact avec son univers rance et son avenir mort. Elle a encore, cette nuit, franchi le toit du monde.
Qui le saura ? Qui s’en soucie ? Sa douleur n’est pas de celles que l’on estime… Par la fenêtre, la Lune s’invite dans la cellule ; un rayon bleu allume une larme lente.
Seize ans.
Rien n’a changé.
Le temps continue de stagner…
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