Le numérique, c'est compliqué

    

Salon du livre 2011. allée Y48. 11h35. 
      Le vieux monsieur s'avance plein d'espoir vers le commercial affublé d'un sourire jovial ; il brandit à la face du commercial au front luisant un livre très ancien et lance d'une voix chevrotante :
       "Je voudrais mettre ça là-dedans".
      L'index décharné de sa main libre indique l'une des nombreuses liseuses numériques du stand auquel il vient de s'arrêter. Le commercial, après un nano-instant de doute, se reprend et indique d'une voix onctueuse:
       "ah il faut le numériser, ça s'appelle comme ça, numériser, mais c'est compliqué !".
       "Ahhh !", répond le vieux monsieur.
      Et le vieux monsieur repart avec son livre sous le bras dans le soleil couchant perlant à travers les tours de style néo-soviétique de la Porte de Versailles. Le vieux monsieur ne sait pas qu'il va lui falloir racheter tous ses livres pour les lire sur ces nouveaux dispositifs de lecture à encre électronique. Il ne sait pas que le livre qu'il tient sous le bras ne lui appartient pas, et depuis longtemps. Il serait très étonné de savoir que la seule chose qui lui a jamais appartenu, c'est le papier sur lequel sont imprimés les caractères, l'encre et la colle, le fil et le cuir, dans le meilleur des cas. L'information qui y est nichée, elle, ne lui a jamais appartenu : il avait juste le droit de la lire. Et maintenant, pour continuer de la lire, il doit payer à nouveau.
      Révolution numérique ? Seul le codage de l'information est numérique, après avoir été pendant 5000 ans uniquement alphabétique. L'information est un concept et un concept, c'est plus cher. On n'achète pas l'information, il y a un copyright dessus. Oui, "c'est compliqué", et c'est pour ça que le commercial a laissé partir le vieux monsieur. À quoi bon lui expliquer qu'il va lui falloir racheter toute sa bibliothèque si il veut continuer à la tenir dans le creux de sa main, mais cette fois en un seul morceau ? Le vieux monsieur serait plié en deux de rire en entendant cela si ce n'était pas dangereux pour sa santé chancelante. Pourquoi racheter alors qu'il l'a déjà ? Pourquoi racheter Gainsbourg en CD alors qu'on l'a en vinyle ? Pourquoi le racheter en MP3 ou AAC alors qu'on l'a déjà en vinyle ET en CD ??
"parce que le son est meilleur...", ou pas.
      La qualité du livre ne sera pas améliorée par le numérique, comme le CD et le MP3 n'ont pas amélioré le son. Le livre sera plus facile à vendre, comme le mp3 ou l'AAC sont plus faciles à acheminer dans l'Ipod et le téléphone. Cette révolution numérique est une révolution commerciale car elle ne fait que transformer un média coûteux pour l'éditeur et non pour le lecteur en l'inverse.
      On ne lira pas mieux, surtout en imitant le livre dans tous ses défauts et pas dans ses qualités. La liseuse a besoin d'un éclairage extérieur, comme le livre, mais nécessite des piles, n'affiche qu'une page à la fois mais les fait défiler une à une et à moins de contraste qu'un rouleau de parchemin mal tanné. La liseuse, comme Pinocchio, rêvera toute sa vie d'être un livre, mais en sera éternellement incapable.
      La liseuse à tout de même une qualité extraordinaire : c'est un objet séparé des autres, avec des propriétés identifiables ; elle est donc vendable en magasin et promotionnable à l'infini, susceptible de subir tous les designs possibles pour faire croire qu'elle n'est pas "un" objet mais le vôtre, à  vous l'unique acheteur. La liseuse est l'objet magique qui permet aux éditeurs de continuer à contrôler l'édition et les auteurs en enfermant le livre dans les trois dimensions de nos mains. 

      Internet permet de relier l'auteur et le lecteur ? Les liens hypertextes permettent de se promener dans le livre ? les moteurs de recherche permettent de retrouver n'importe quel auteur en quelques clics ? la présence des œuvres sur le web leur permet de s'affranchir des supports physiques et d'être consultables sur tout dispositif ? Tout cela suppose de la liberté... quel mot embarrassant, et tellement non-profitable.
      On ne passe pas au livre numérique parce que c'est un progrès. Le livre numérique est une évolution du marché du livre, et c'est très différent.
     Les clients que ce commercial recherche sont ceux qui ont suffisamment d'argent pour financer une transition, celle de "un support par document" à "un support pour tous les documents". Et cette transition, comme toutes les autres transitions numériques, sera financée par les clients - pardon ! les lecteurs...
      Quelle véritable révolution le numérique pourrait-il apporter à la lecture alors ? On pourrait imaginer une révolution dans le concept même de lecture, dans le processus cognitif par lequel on acquiert l'information et on interagit avec elle. Une révolution qui améliore le monde et ouvre l'esprit et pas un gadget de plus...
      L'hyperlivre ? Tiens, maintenant que vous le dîtes, peut-être bien... mais ceci est une autre histoire...

3 commentaires:

Barnabé K a dit…

Quelle réflexion ! C'est vraiment interressant. C'est sur que ce nouveau concept ne changera pas le fond et l'oeuvre de chacun. Peut-être ralentira t-il la déforestation ? ... Mais comme tu le dis cette innovation modifira notre comportement devant la lecture. Alberto Manguel dans son "Histoire de la lecture" (un de mes livres de chevet actuel pourrait rajouter un nouveau chapitre ! (En hyperlivre ?) Et c'est ce qui est pour moi le plus passionnant dans notre futur proche. Nous sommes à l'ère des changements de support: musique, film, maintenant le livre et plus tard la peinture why not? L'homme comme le rat à une force d'adaptation hors du commun. Ce qui est a peu près certain c'est qu'il est un domaine où le support papier a encore un avenir radieux c'est celui que l'on trouve dans nos toilettes! Gageons que dans l'avenir il y ait encore des gens pour produire autre choses que de la merde. Si l'on soigne actuellement la forme n'oublions pas le fond. Une hyperpensée dans un hyperlivre ?...

valoo a dit…

article aussi clair et interessant que le commentaire de M. D...D est alambiqué et superfétatoire ;D

Rackham Le Rock a dit…

Merci pour cette réflexion, le débat est lancé....
Bigre, minuit trente six et pas couché. Me voilà blog-addict, à lire tout et rien. Misère... Un vrai livre et au lit.