Stories Les comestibles

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Les autres ont cessé d'avoir un nom quand ils ont commencé à ramper. Alors, ils sont devenus les autres.
Ils se tiennent blottis contre le mur du fond. Loin de la porte. Avec les chiens. Près du trou. De ce trou puant la vermine, un rat sort parfois pour se nourrir des excréments des autres, quand ils dorment. Les autres tentent depuis longtemps de le piéger pour s'en nourrir. En vain. Le rat est bien nourri, et vigilant.
La poussière danse autour du visage épuisé de Cendra. Dans ses yeux, éclairés par la lumière fine du soupirail, les larmes ne coulent plus depuis plusieurs jours : la faim les a taries. Malgré la détention, la faim, malgré la nuit, elle lève la tête vers le soupirail. Cendra espère. Même si les autres ont abandonné, elle préfère se tenir face à la lumière, face au ciel.
Cendra ne se souvient plus depuis quand ils sont incarcérés : une semaine ou plusieurs. Au moins deux. Peut-être. Pour quelle raison. Par qui ? Il y a longtemps, ils étaient ensemble, tous, les autres, les chiens, Cendra. Ils riaient, couraient, pique-niquaient, nageaient. Et puis, un jour, ils se sont réveillés ici, dans le noir.
Du bruit. Celui qui vient régulièrement les observer par une ouverture de la porte de métal va arriver.
Alors un iris blanc s'ouvrira dans le rond rouillé de l'huis. Sans cligner, l'iris observera puis se fermera après un temps infini. Après son départ, apparaîtra un peu d'eau dans l'écuelle sous la porte. Les autres se jetteront sur l'eau, disputant l'écuelle aux chiens, ne laissant à Cendra qu'une flaque à lécher. Elle attendra que la soif soit insupportable pour se résoudre à aller consommer cette flaque. Elle attendra mais elle ira.

L'iris est parti, les autres rampent, se battent, se griffent, grognent puis s'éloignent finalement. Le dernier à s'éloigner croise le regard de Cendra. Longtemps, elle partagea l'intimité de cet homme, avant qu'il rampe. Dans le regard qu'elle croise, il n'y a plus personne. D’ailleurs, est-ce bien lui ? Elle se tourne vers le soupirail, la lumière.
 Le chien se traîne, il avance difficilement sur ses deux pattes avant. Les seules qui lui restent. Un bruit humide et crissant accompagne ses mouvements lents vers l'écuelle de la porte. Chacun des occupants de la cellule s'est servi sur l'animal. Cendra a hésité, s'est retenue le plus longtemps possible – c’est-à-dire, assez pour s'autoriser à le faire enfin.
Après tout, ce n'est que le chien. Et puis, elle avait si faim...
C'est arrivé pendant leur sommeil : Il était le plus faible, le plus marqué par la faim, le moins vif. Il dormait encore quand la première silhouette s'est jetée. Dans un cri bref qui réveilla Cendra, il a sursauté violemment, au moment de la morsure, puis s'est immobilisé, tourné de côté comme en se rendormant. Ensuite, le bruit des mâchoires sur la chair maigre informa Cendra que les autres avaient franchi la frontière :
                             le premier d'entre eux se penche et mord sa victime devant le regard attentif des autres. Il mâche et arrache un autre morceau. Il se relève, s'adosse au mur du fond, prostré. Ils attendent qu'il ait terminé son repas pour franchir plus facilement la même frontière ; il a ouvert la voie, ils n'ont plus qu'à suivre. Les autres se rapprochent, se regardent, regardent le corps et lèchent doucement, timidement. Le goût de la viande prend possession de leur esprit ; ils se jettent et festoient.
Cendra se retourne contre le mur froid pour ne plus voir ; les bruits du repas l'assaillent. Reviennent les souvenirs de nourritures passées - le croustillant, un pain chaud de son enfance ; les écoulements liquides, le jus des rôtis de grand'maman ; le mâchouillement, les Carambars qu'elle allait acheter chez le boulanger et qui collaient aux dents et qu'elle enlevait en se mettant les doigts dans la bouche. Cendra sourit : elle se surprend à se lécher les doigts... Les odeurs qui charment ses narines ont réveillé sa faim. Une faim qui revient avec la force d'un souvenir longtemps refoulé, une faim qui lui tord le ventre et la plie en deux :
                         des bruits de succion font surgir devant ses yeux un verre de chocolat chaud garni d'une paille ; ses doigts se tendent vers le chocolat - un cri : Cendra se retourne et voit le corps à moitié consommé s'agiter frénétiquement. Deux silhouettes sont affairées sur le dessus de son crâne dont la calotte a disparu. Le reste des silhouettes se rétracte vers l'obscurité des murs opposés. Un grincement : la porte. L'iris est là ; il observe - depuis le début, certainement. Qui est-il, celui qui les tient enfermés ici ? Pourquoi ?
Faim. Une vague de faim remonte de son ventre et vide toute pensée de son esprit.
Manger. Son regard se tourne lentement vers la dépouille désarticulée qui gît sur le sol humide de la pièce. Un morceau. Rien qu'un...

Cendra se réveille doucement dans l'obscurité. Elle a faim, mais moins qu'hier. Elle ne voit plus le soupirail – deux lueurs pâles l'ont remplacé. Ces lueurs bougent doucement, semblent s'écarter, lentement : un souffle fétide vient lui caresser le visage... elle se tend soudain et envoie de toutes ses forces un coup de pied devant elle - un grognement sourd fait écho à son geste. Le bruit lourd d'un corps qui chute sur le sol dur résonne dans la nuit. Cendra se redresse et scrute la masse sombre blottie contre le mur du fond. Désormais, ce sera elle ou eux.
Un bruit sous la porte : l'écuelle apparaît lentement dans un clinquement aigu. Les autres hésitent. Finalement Cendra se décide. Elle boit la première, pour la première fois. Elle est la première, désormais. Elle se retourne vers la masse sombre du fond. Son regard les toise. Elle revient lentement vers sa place. Après un temps, ils se jettent vers l'écuelle.
    
Tenir...

Ils sont trois. L’un d'eux est Mathieu : autrefois, elle partagea sa vie. Au début elle a hésité mais maintenant, elle en est sûre, c’est bien lui. Ils partagent quelquefois leur repas. L’heure de manger est à nouveau venue. Leurs regards se croisent, puis se tournent vers le troisième. Trois, c'est un de trop, une fois de plus. Les deux amants se rapprochent lentement du dernier qui, à l'affût du rat, ne se méfie pas. Mathieu immobilise le plat de résistance qui résiste ; il présente la gorge de la victime à Cendra. Émue, elle cherche de ses yeux humides ceux de Mathieu dans l'obscurité. Il fait décidément trop sombre...
Le sang chaud s'écoule le long des joues de Cendra au fur et à mesure que ses canines déchirent la peau desséchée. Elle boit longtemps tandis qu'il lui caresse les cheveux ; elle se redresse et offre le corps à Mathieu. Il boit à son tour. Quand il cesse, Cendra lui prend la main ; sans se séparer, ils se penchent et mordent chacun une cuisse. Sous le murmure des mâchonnements, l'étreinte de leurs doigts se resserre tendrement.

La nuit. Une semaine sans repas. Les os des autres ont été sucés jusqu'au dernier – seuls les fémurs contenaient assez de moelle. Cendra se prend à regretter une bonne soupe pour accommoder les os. Une soupe froide, forcément.

Cendra et Mathieu. Aujourd'hui il fait faim, et l'un d'eux devra partir. Cendra espère que ce ne sera pas elle : elle n'aura pas le cœur de se défendre. Elle cherche Mathieu dans l'obscurité mais ne le trouve plus – aucun bruit, non plus. Elle se lève et part à sa recherche à quatre pattes, en tâtant de la main le sol devant elle. Au toucher, elle trouve un corps encore entier. Elle inspecte sa poitrine mais aucune respiration n'en sort. Sa tête, son visage : elle sent un liquide chaud couler de la tête de Mathieu et envelopper ses mains. Le crâne est en morceaux : le choc l'abasourdit quelques minutes. Personne n'a pu l'attaquer. Pour elle. Il a fait ça pour elle. L'émotion la submerge ; elle caresse les cheveux ensanglantés de Mathieu - machinalement, elle lèche ses doigts poisseux. Le goût lui rappelle qu'elle n'a pas encore mangé. Elle replonge ses doigts dans le crâne de Mathieu. Des souvenirs heureux lui reviennent à mesure qu'elle se lèche de nouveau les doigts avec délices :

« Mon amour... »

Qu'aimait le plus Cendra chez Mathieu ? Que préférait-elle Chez lui ? La question l'obsède depuis maintenant plusieurs heures. Les cuisses ? Les fesses ? Le ventre ? Ou plus bas peut-être... Elle sourit en pensant aux moments passés a cet endroit du corps de Mathieu. Elle se penche entre les jambes froides et saisit ce qui se tient accroché au milieu. Elle hésite, puis le happe ; avale ; croque ; mâche ; mastique. Décidément c'est vraiment le meilleur morceau de Mathieu... elle a bien fait de commencer par là. La suite du repas sera constituée d'un large mollet accompagné de quelques poignées d'amour, le tout arrosé de quelques larmes...
Cendra repense à Mathieu. Tout d'un coup, il lui manque terriblement : elle est seule, se cramponne comme à un radeau à la dépouille de l'homme qu'elle aime. Bientôt, il ne restera plus rien de lui et la faim reviendra la chercher.
Le bruit de gouttes d'eau tombant du plafond vient tonner dans le silence profond de la cellule. La lumière de la Lune vient se refléter dans la flaque qui en est issue. La lumière ruisselle, s'enfuit par une gouttière...

Ce n’est pas Mathieu.

Le dernier morceau. La tête. Cendra ronge les lèvres ; elle n’avait osé les toucher jusqu’à maintenant. Elle ne l’avait pas embrassé depuis qu’ils s’étaient retrouvés. L’haleine, certainement… Elle connaît le goût de ses lèvres. Elle ne peut l’oublier.
Ce n’est pas lui. Ce n’était pas lui.
Mathieu…
Qu'est-ce qui est le plus utile ? Les mains ou les pieds ? Sans les mains on ne peut attraper les pieds. Alors que sans les pieds, on peut faire beaucoup de choses. Découper ce qui se trouve au-dessus des pieds, par exemple, et le manger – il y a plein de choses à manger au dessus des pieds. Alors qu'en dessous, non, bien sûr. On peut ôter tout jusqu'à l'entrejambe sans grosses conséquences : rien de bien important, beaucoup de gras, quelques muscles, deux gros os qu'on pourra mâchonner en cas de fringale – rien dont on ne puisse se passer. Mais il faut commencer par les pieds. Forcément. Sinon, si on coupe trop haut et qu'on n'a pas le temps de tout manger, la viande se gâte.
Le couteau opportunément déposé a proximité de l'écuelle, la veille, va bien lui servir pour cela. L’iris l’a déposé - l'iris est revenu : elle sent qu'il observe, derrière la porte métallique. Il attend le premier coup dans la chair. Peut-être se demande-t-il également quel morceau choisir en premier. Elle tourne la tête vers lui comme pour lui demander son avis. L’œil est fixe mais elle sent maintenant une étrange présence dans l’iris. La faim rappelle Cendra à ce qu'elle a commencé.
Le couteau n'est pas assez affûté ; Cendra doit s'y prendre à plusieurs reprises. Elle incise une première fois au-dessous de la cheville : le sang coule légèrement. Elle recommence en appuyant plus fort : le tendon résiste. Elle s'emploie à cisailler avec son couteau aux dents élimées. Du sang coule sur le sol autour d'elle ; elle fait une pause pour en imprégner ses doigts et les lécher. Elle reprend : le tendon, les cartilages, les veines, la peau... Elle ne ressent curieusement aucune douleur, juste une certaine ivresse.
Cendra prend son pied, lentement. Les yeux clos et le souffle haletant, elle prend le pied dégouttant de sang, ouvre la bouche, passe sa langue sur ses lèvres humides et mord fermement pour en arracher une bouchée de viande crue – elle mâche longtemps et déglutit enfin. Elle manque de s'étouffer quand un ongle trop long se plante dans sa gorge ; sa quinte de toux la laisse prostrée sur le sol froid de la cellule. Elle aurait du se faire les ongles avant, pense-t-elle.

Les semaines suivantes, Cendra perd du poids – de la taille aussi : une jambe, puis une autre, le sein gauche, le sein droit, le bras gauche, une oreille… Elle ne bouge plus, ne pense plus, qu’à la survie.
Une pensée pourtant fait son chemin au fond d’elle, une pensée incongrue, inattendue :

Mathieu vient me chercher

La porte est ouverte ce matin. Une lumière aveuglante s’en échappe et baigne la grande cellule. De sa position elle ne voit qu’une moitié de la pièce, au ras du sol. Mais elle peut quand même apercevoir les squelettes éparts et les dizaines de rats qui courent affolés vers leurs tanières. Une grande silhouette se découpe sur le fond illuminé. Elle s’approche de l’endroit où Cendra gît. Elle sait que c’est lui. Enfin. Il chasse d’un coup de pied les rats qui rongent les extrémités du corps de Cendra. Elle lui en est reconnaissante ; Cendra n’a plus ni la force ni les membres pour le faire.
    
La silhouette s’accroupit devant Cendra : c’est Mathieu ! Il est venu !

Elle est sauvée. Il ne reste plus rien d’elle mais elle a réussi. Elle s’en est sortie. Mathieu va l’emmener…
Il l’embrasse ; le cœur de Cendra explose. Elle tend le bras qu’il lui reste vers Mathieu. Il prend la main tendue et la serre contre son cœur. Mathieu porte sa main sur le côté de sa ceinture, près du trousseau de clés qui y est accroché, et sort un grand couteau. Il le plante dans la poitrine ravagée de Cendra et y fait une large entaille. Mathieu sort le cœur qui bat fort : il mord ce cœur, arrache un morceau et le mange devant le regard pétrifié de son amante. La lumière s’assombrit doucement devant les yeux de Cendra. Elle s’éteint…
    
Mathieu mange un autre morceau du cœur de Cendra.
Ce cœur a un goût amer, pense-t-il.


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