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Klaus rentrait à pieds, comme tous les soirs, de l’opéra de Manaus. Son costume de plastique rigide triangulaire lui rentrait dans les omoplates ; il avait pris un peu de poids. Les pirogues étaient clouées à quai : l’Amazone était trop acide. La chaleur tropicale s’était atténuée vers le soir et son nœud papillon, géant, ne lui tenait plus aussi chaud que pendant la représentation.
Klaus rentrait à pieds, comme tous les soirs, de l’opéra de Manaus. Son costume de plastique rigide triangulaire lui rentrait dans les omoplates ; il avait pris un peu de poids. Les pirogues étaient clouées à quai : l’Amazone était trop acide. La chaleur tropicale s’était atténuée vers le soir et son nœud papillon, géant, ne lui tenait plus aussi chaud que pendant la représentation.
La dernière de la saison. Le climat ensuite deviendrait difficile, voire toxique. Des brumes se lèveraient des profondeurs du cloaque amazonien ; des vapeurs nauséabondes s’abattraient sur les agglomérations du littoral caribéen ; beaucoup d’espèces disparaîtraient de la région pour plusieurs mois.
Klaus partirait aussi. D’autres opéras le demandaient : les chanteurs-mimes avaient beaucoup de succès en cette année 2058 : la pollution débordante de la planète, les températures excessives de ce milieu de siècle désaccordaient les instruments trop vite ; les sons des voix étaient étouffés ; ce qu’on entendait n’en valait pas la peine. On s’était donc résolu à faire mimer les opéras. Des armées de mimes avaient été recrutées par les opéras du monde entier. Les puristes, nostalgiques de l’époque vocale, avaient fait pression pour qu’on les accoutre de costumes voyants les rendant instantanément identifiables et différents des chanteurs : un triangle de plastique rigide noir et blanc sur le torse ; un justaucorps noir sur des cothurnes sombres ; des gants blancs ; un nœud papillon noir. Trois pointes de cheveux dressées vers le haut complétaient un maquillage blafard et des lèvres carmines.
Klaus partirait aussi. D’autres opéras le demandaient : les chanteurs-mimes avaient beaucoup de succès en cette année 2058 : la pollution débordante de la planète, les températures excessives de ce milieu de siècle désaccordaient les instruments trop vite ; les sons des voix étaient étouffés ; ce qu’on entendait n’en valait pas la peine. On s’était donc résolu à faire mimer les opéras. Des armées de mimes avaient été recrutées par les opéras du monde entier. Les puristes, nostalgiques de l’époque vocale, avaient fait pression pour qu’on les accoutre de costumes voyants les rendant instantanément identifiables et différents des chanteurs : un triangle de plastique rigide noir et blanc sur le torse ; un justaucorps noir sur des cothurnes sombres ; des gants blancs ; un nœud papillon noir. Trois pointes de cheveux dressées vers le haut complétaient un maquillage blafard et des lèvres carmines.
Klaus était de ceux-là. Il avait volé hors de son Berlin natal et avait élu domicile là où on avait besoin de lui : à Manaus, Brésil... En remontant les chemins terreux de l’Amazonie, il repensait au métier de poubelier qu’il avait laissé derrière lui trois années auparavant. Ramasser les déchets humains au sortir d’un salle d’opération ne l’avait jamais transporté d’enthousiasme, mais il avait aimé cette vérité crue qu’on trouvait dans les organes fraîchement détachés : ils portaient leur sens dans tout leur être. Pas de subtilité superflue dans leur jeu de scène, pas de discussions passionnées à la fin de la représentation, jamais autre chose qu’une fonction, remplie ou non.
Klaus se sentait maintenant comme ces organes inutiles d’autrefois : il avait une fonction, au moins pour le moment. Comme tous ces autres chanteurs-mimes, affublés d’une camisole rigide et obscène. Cette subtilité et ce raffinement qu’il mimait lui étaient étrangers. Il était en représentation, même hors la scène.
Il arriva bientôt en vue de son casier. Sur une aire dégagée, à l’écart du fleuve, le gouvernement de Sudamérique avait aménagé des alvéoles hexagonales, suffisantes pour les fonctions vitales des employés de passage. Des dortoirs : Klaus s’y rendait chaque soir. Il pénétrait le nid d’abeille étroit et profond ; laissait son corps filiforme s’extraire doucement de son carcan rutilant, son justaucorps noir occulter la lumière immense qui baignait les trous à sommeil. Cette fois, encore, il déchaussa ses cothurnes sombres, se lova sur la couchette de moleskine. S’endormit.
Il se réveilla dans une pénombre inquiétante. Son alvéole ne perdait jamais sa lumière ; il était arrivé quelque chose d'étrange. Il toqua à la paroi du compartiment. Le bruit ne lui était pas familier. Un bruit trop naturel. Un bruit non étouffé - un vrai bruit. Klaus n'était plus habitué à ces bruits-là. Comme tous les habitants de sa moitié du 21e siècle, il avait appris à vivre dans une atmosphère aux sons déformés. Les sons avaient changé et il allait découvrir pourquoi.
Klaus passa ses doigts gantés sur la surface : la texture lui fit penser à du bois ; il suivit les veinules de la paroi et découvrit une ouverture sur le côté. Il força et finit par entrouvrir le panneau : dehors la lumière était intense, avec une odeur de renfermé. Il poussa plus fort et soudain le panneau céda dans un vacarme assourdissant : il s'effondra sur le sol. Passé l'éblouissement, Klaus se releva et observa l'endroit d'où il venait de s'extraire : un énorme cercueil dont le bois vieilli avait explosé en un millier d'échardes.
Il découvrit le lieu dans lequel il se trouvait : une cathédrale. Elle semblait familière. Klaus se remémora ces holophotos qu'il avait regardées sur les monuments d'Europe : c'était Notre-Dame de Paris. La lumière de la Lune projetait ses rayons à travers les vitraux sur les gisants de la nef. La grande rosace striait de taches de couleurs l'espace central de la cathédrale. Seules les alvéoles des côtés ne recevaient aucune lumière.
De sa pénombre, il reconnut des formes sur les bancs enlunés ; un chœur en train de chanter. La fumée d'un cigare se détachait lentement du renfoncement de la paroi : un homme attendait là. Sa casquette de marin était sans âge, et son regard sombre ne laissait passer aucune émotion. Il déplaça sa longue silhouette devant Klaus. Sa voix était chaude et envoûtante :
– Je m'appelle Corto. Je t'attendais.
– Warum ?! Ou suis-je ? Quel est cet endroit ?!
– Nous sommes en 1980, et nous n'avons plus beaucoup de temps. Ta deuxième vie est devant toi. Tu as changé d'époque.
– Mein gott !
– Suis-moi.
Ils avancèrent le long du transept.
– Was ? Qui sont ces chanteurs à la voix si magnifique ??
– Des claustrats. Ils viennent du futur. Ils vivent enfermés toute leur vie, et chantent avec dans leur âme la nostalgie du dehors – ils sont ici pour une autre mission. Aujourd'hui, ils chantent ta venue.
– Quel honneur...
– Tu le mérites.
– Nein ! Je suis chanteur-mime : je ne mérite rien.
– Tu vas apporter beaucoup à ce siècle.
– Je suis juste un homme simple, je fais ce que je peux.
Ils sortirent de la cathédrale au milieu de la nuit. Le long caban de Corto ondulait dans la brume, leurs pas résonnaient et la Lune faisait briller le plastron blanc de Klaus ; ses lèvres reflétaient la lumière blafarde ; ses trois pointes de cheveux verts se courbaient dans le vent. Entendant la qualité du son sur l'esplanade, il entrouvrit ses lèvres qui chantèrent leur premier son...
La scène immense dominait une mer de spectateurs. Klaus occupait la scène du stade de Berlin et la remplissait entièrement. Sa frêle silhouette encastrée dans une carapace noire et blanche émettait des sons d'une pureté inouïe. Sur ses modulations lyriques venaient se calquer des rythmes rocks et des claviers disco. Le public n'avait jamais entendu ça. L'hystérie gagnait lentement la plèbe. Une vague parcourut la surface humaine et se termina par une explosion de cris : des milliers de berlinois venaient de se transformer en chanteurs-mimes. Les bras et les jambes se levaient et s'abaissaient périodiquement au diapason de ceux de Klaus ; les têtes tournaient leurs yeux fixes vers le haut et le bas, le ciel et la terre ; une foule, d'un seul homme, était devenue automate.
Dans le contrebas de la scène, Corto, impassible, assistait au phénomène en rallumant un vieux cigare. Il agitait périodiquement dans sa main une amulette d'ambre ciselée. Il la serra d'un coup sec du poignet et la rangea dans sa poche. Il quitta les coulisses d'un pas décidé.
Corto se hâtait dans les couloirs de l'hôpital. New-York était paralysé par la circulation et il n'avait pu arriver assez vite quand on l'avait prévenu du nouveau malaise de Klaus. Cette fois il avait été transporté à l'hôpital.
Deux années qu'il voyageait à travers le monde avec son chanteur-mime ; deux années a faire connaître le talent de Klaus. Depuis quelques mois, Klaus avait paru fatigué, épuisé. Corto lui avait fait diminuer le rythme de ses représentations, avec peine. Corto rentra dans la chambre doucement.
Klaus était allongé sur le lit. Il n'avait plus son costume rigide en plastique. Ni ses vêtements noirs. Pourtant, il avait conservé son maquillage. Corto s'approcha du lit et prit la main de Klaus. Celui-ci tourna lentement ses yeux sombres et profonds vers son ami.
– Il me reste peu de temps, mein freund...
– Je m'en veux de t'avoir amené ici ; ce n'était pas ta place.
– J'ai vécu deux vies grâce à toi. Je ne regrette rien.
– Ont-ils découvert ce dont tu souffres ?
– Nein...
Corto s'éloigna du lit et regarda par la fenêtre de la chambre.
– Je ne te laisserai pas finir ainsi. Il doit y avoir un moyen.
– Sheisse !!! Les médecins ont dit : pas d'espoir.
– Je ne suis pas médecin.
Corto sortit de la chambre d'un pas décidé.
Le temps était frais cette nuit-là sur l'esplanade de Notre-Dame. Une musique mystérieuse et hallucinée sortait de la gueule des gargouilles pour se perdre dans les brumes nocturnes. Corto remonta le col de son caban et déplia le journal de la veille. Dans l'édition datée du 6 août 1983, on pouvait lire que le chanteur Klaus Nomi était mort d'une maladie mystérieuse, dont les médecins ne savaient encore rien. On parlait d'une épidémie mondiale. Corto referma le journal, fixa les tours de Notre-Dame.
– Non, Klaus, tu ne vas pas mourir...
Il fit un signe à trois silhouettes graciles au visage encagoulé ; celles-ci sortirent d'un alignement d'arbres en soutenant un sarcophage cylindrique d'acier chromé. La procession pénétra dans la cathédrale silencieuse et sombre. La Lune envoyait de nouveau sa lumière bleutée à travers la grande rosace, comme deux années plus tôt.
Les silhouettes, sur un geste de Corto, déposèrent le sarcophage au centre de la nef, sur une châsse entourée de pointes acérées. Sur le pourtour de la nef, des murs d'appareillages et de panneaux de commandes étaient disposés en cercle. Les silhouettes commencèrent de s'activer sur les commandes. Un bruit monta, d'abord sourd puis bientôt assourdissant. Des éclairs jaillirent des pointes entourant le sarcophage et dessinèrent des arabesques sur l'acier chromé. Celui-ci se nimba d'une lueur bleutée ; il devint translucide.
Le corps frêle et calme de Klaus apparut à travers la paroi phasée qui s'illumina, vacilla. Corto s'avança lentement vers le sarcophage et passa la main sur la paroi bleutée :
– Adieu, Klaus.
Le corps de Klaus vacilla un peu plus puis disparut. Le son s'arrêta net, et la lumière quitta la cathédrale Notre-Dame.
Le signal fut donné par le Soleil.
Sur la grande place de Brasilia, des centaines de chanteurs-mimes s'étaient rassemblés. On allait jouer le grand opéra écrit par Klaus, le premier chanteur-mime vocal. Maintenant, c'était le jour de la Grande Eclipse, et on allait jouer son opéra. Et tous les chanteurs-mimes, en hommage, allaient participer. La musique rythmée commença, les chanteurs-mimes balancèrent de gauche à droite, levèrent alternativement les bras gauche et droit, avancèrent dans un ensemble parfait. Le ballet se déplaça dans l'agencement très ordonné de la capitale brésilienne, dépassa une grande tour élancée, et les chanteurs-mimes entonnèrent d'une seule voix : “Total eclipse, it's a total eclipse, on your lips... Total eclipse...”
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