Stories Larousse des noms sales

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Les bouquinistes se suivaient à la criée. Vieux marins rentrés au port, agrippés aux berges du fleuve, ils venaient comme chaque soir vendre leurs prises de la journée.
« Ils sont beaux mes bouquins ! Ils sont beaux !!!… »
« Ennnnn – cyclopédies !… »
« Sééééé-rie noire !! Moustachues et saignantes !!! »
— Madame ! Regardez mes dicos : tout frais et même pas périmés ! Une affaire !! Vous en aurez pas tout les jours des comme ça…
— Non ! merci, j’ai tout ce qu’il me faut…
— Vous n’aimez pas les dictionnaires ?!?
— Oh ! Si ! si… mais j’en ai, merci…
— Moi, j’ai un dico que vous avez sûrement pas, moi… Et vous le trouverez sûrement pas ailleurs !
— Au revoir…
— Revenez !!
— Au revoir !
— CORNIFLURE !!!, hurla le bouquiniste en transe…
— Quoi ?!?
— Corniflure…
— Ah ! Soyez poli, hein !!!
— Vous ne savez pas ce que ça veut dire…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?!!
— Je ne peux pas vous le dire.
— Alors pourquoi l’avez-vous dit ?!!
— Je le devais. C’est tout.
— C’est ridicule : vous me dites un mot et je ne sais pas ce qu’il veut dire ! Autant vous taire…
— Si vous voulez savoir ce qu’il veut dire, achetez mon dictionnaire !!!
— Que voulez-vous que j’en fasse, à la fin ?!, dit-elle excédée.
— Les mots que vous y apprendrez changeront votre vie…
— C’est ça… Au revoir !!
— RAVAGROLLE !!, beugla-t-il à nouveau.
— Assez !!! Laissez-moi tranquille avec vos saletés !..
— Justement.
— Pardon ?
— Lisez plutôt :
Larousse des Noms Sales
— Qu’est-ce que c’est que ça ?!?
— Un dictionnaire, bien sûr !
— C’est vraiment de chez Larousse ?!
— Une édition limitée… Un seul exemplaire… Un prototype, en somme ! Un illuminé qui a travaillé seul au fond de son labo pendant des années ! Un budget colossal englouti dans un projet fou et qui a nécessité le sacrifice d’hommes, de femmes, d'enfants, parfois !!…
— Pour un dictionnaire ?!!
— Non. Le Dictionnaire… Celui-ci est particulier. Les autres dictionnaires donnent la définition de choses existantes. Celui-ci matérialise les choses dont vous lisez le nom…
— Et leur définition ?!
— C’est à vous que revient le privilège de la noter : vous êtes la lectrice, la locutrice, l’éditeur et l’Académie ! Une langue, en somme.
— Ah ! Bon… Étonnant…
— Siflumeux…
— Vous dites ?
— J’ai dit : Siflumeux.
— Et en français ?
— J’peux pas le dire…
— Pourquoi ?!
— Trop dangereux… Mais tout est dans le dictionnaire : trois mots…
— Il n’y a que trois mots dans votre dictionnaire ?!!
— Non : trois mots, c’est le prix. Trois mots de mon dictionnaire gueulés à un passant et il est à vous…
— Le dictionnaire est à moi, ou le passant ?…
— C’est à vous de voir…
— C’est aussi simple que ça ?
— Oui.
— Et pourquoi vous me le donnez aussi facilement ?
— Cela n’est pas un don. Prononcer un mot de ce dictionnaire est un acte d’engagement. Quand je parle de prix, ce n’est pas à la légère…
— Qu’arrivera-t-il ?
— Ce sont des mots tourmentés qui ont été inscrits en ce volume… Leur action change à chaque fois !
— Et vous : vous en avez prononcé, des mots ?
— Oui…
— Beaucoup ?!!
— Trois, le jour où je l’ai acheté…
— Vous aussi !
— Oui… et puis d’autres, plus tard…
— Ça ! alors…
— Ceux que j’ai prononcés tout à l’heure étaient bénins. Ils n’étaient destinés qu’à vous retenir un peu plus, n’ayez crainte…
— Mais…
— Maintenant, choisissez : vous pouvez me donner un « non » et vous partirez sans problème, ou un « oui », et vous emportez le Dictionnaire. Mais sachez que ce Dictionnaire peut beaucoup ! Il peut changer votre vie…
— Vraiment ?!
— Il peut en faire un conte de fée ! — répondez : avez-vous une belle vie ?
— Euh…
— Non ! bien sûr…
— Mais si ! J’ai une très belle vie, moi !
— Ah ? Un mari qui vous aime ?
— Bof…
— Des enfants brillants ?!
— Non, bien sûr ! mais…
— Un métier épanouissant, peut-être ?!!
— Non…
— Vous voyez…
— J’ai d’autres centres d’intérêt dans la vie ! Voilà !…
— Et vous aimez quoi ?
— Euh…
— Répondez !
— Deux minutes !!!…
— … Je vais trouver ! … Je ne sais pas.
— Si ! vous savez…
— Non ! Je ne sais pas, je vous dis !…
— Pourquoi êtes-vous ici à discuter avec moi depuis plus d’une demi-heure ?
— Vous m’avez retenue…
— Non ! Vous cherchez quelque chose…
— Quoi ?!
— Vous cherchez le pouvoir ! Reconnaissez-le ! Vous ne cherchez ni l’amour, ni la gloire… le pouvoir !
— Mais…
— J’ai été comme vous… Et c’est pour cela que vous allez emporter le Dictionnaire ! Car vous le désirez plus que tout, désormais !…
— Sûrement pas !! Ha !
— Ne riez pas. Regardez : puisque vous n’en voulez pas, je vais le ranger…
— Hein ?!
— Je le range… hop !
— Non !!! … Enfin, je veux dire, attendez…
— Vous voyez…
— Oui, c’est vrai…
— Alors ?
— Bon, ok ! Je le prends.
— Bien… On commence ?
— Allez-y : quels mots ?
— Pages 518, 1527 et 3581…
— Quoi ?! Mais ce bouquin fait à peine une centaine de pages !…
— Apparemment…
— Apparemment ?!
— Oui… Vous verrez, avec ce dictionnaire, les apparences sont souvent trompeuses…
— 518, 518… Ah ! 518 !…
— Tournez-vous vers les gens…
— Pourquoi ?
— Ne discutez pas.
— Bon… — Y’a plein de mots sur cette page ! Lequel ?
— Lisez-les tous dans votre tête : le mot s’imposera à vous.
— Ah. Bon… mmmmm… - Aïe !!!
— Que se passe-t-il ?
— J’ai été frappé par un mot !
— Les mots sales sont souvent très frappants…
— Oui… Percutants !
— Bien. Le mot vous a trouvé… Lisez-le !
— À haute voix ?!
— Oui…
— Bon… GAWINAVUTE !!! … Alors ?
— Attendez… Retournez-vous vers la foule !
— Quoi… Qu’est-ce que… OH !
— Hé ! Hé !…
— Il sont NUS !!! Tous !!!
— Oui. Je crois que la définition de ce mot-là est assez claire…
— Ils vont rester nus ?!
— Bah… Quand j’ai prononcé un de ces mots, il y a quelques années, c’était juste avant toute cette vague de chanteuses hystériques…
— C’était vous ?!
— Une fois le mot prononcé, plus moyen de revenir en arrière…
— Je me demandais aussi comment elles avaient pu avoir autant de public !
— Bien ! Maintenant que vous avez déshabillé tout le pays, passons au prochain mot.
— Page…
— 1527.
— Ah ! Oui… Mais il n’y a pas 1500 pages !
— Retournez le livre…
— Excellent !… Je n’y avais pas pensé… Bon : 1527… Ah ! Attention : COLUNOCHON !!!
— Poussez-vous !
— Hein ?!
— Mettez-vous derrière moi !
— Pourquoi ? – Aaaahhh !…
— Regardez : la foule s’est mise à galoper, bientôt , ils vont s’envoler…
— Qu’est-ce que j’ai fait ?!
— Vous avez dit un mot sale…
— C’est pour ça qu’ils se transforment en chevaux ? – ailés, qui plus est ! Vous n’auriez pas pu prévoir ?!
— Un mot sale est imprévisible…
— Imprévisible ?!
— C’est le propre du mot sale…
— Bon, on va laisser passer le troupeau… troisième mot ?
— 3581.
— Là, il faut que vous m’expliquiez ou je vais trouver 3500 pages dans votre machin…
— Rouvrez-le…
— Mais…
— Rouvrez-le !
— Bon… Oh ! Mais il y a beaucoup plus de pages que tout-à-l’heure !
— Le troisième mot est le plus important : tous les mots ont changé ; lisez !…
— 3581… CHASTAPORUNE !
WOOOSSSHHHH !!!
Le bouquiniste était nimbé d'une lumière rougeâtre : un sourire soulagé traversait son visage tandis que ses bras montaient vers le ciel... son corps devint flou et se tordit... Quand son corps se rematérialisa, à la place de son visage se trouvait celui de la femme...

La bouquiniste se tenait derrière son étal :
– Diiiiiii–ctionnaiiiiiiiires !!! Allez Monsieur, vous m'en prendrez bien un petit ! J'en ai un très spécial pour vous...
– Bof...
– Goûtez-le : l'essayer, c'est l'adopter...


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1 commentaire:

Barnabé K a dit…

Ah mon Alzanor préféré est de retour sur cette toile! Si "le mot est de trop" il n'est certainement pas inutile. Moi qui ne possède qu'un vocabulaire limité uniquement nécessaire pour briller en société je me procurerai bien cet étrange dictionnaire...
Et, parfois, lorsque je me prends à préférer regarder le monde au travers de ma bouteille vide de Brouilly je le trouve moins amer (le monde)...
Et je me soliloque qu'il suffirait d'un mot nouveau pour ébranler l'inutile, échanger nos oripeaux pour des vêtements de style.
Avec ce mot, un lieu, pas un endroit éphémère.
Puis le dire...
Et dans un son mélodieux frôler l'écho nucléaire !
En te remerciant.