Stories Piano Forte

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Adagio

Isabel n’entendait que sa musique. Concentrée sur la dernière partie de sa sonate : quatre minutes. Encore un peu de forces ; rien qu’un peu. Tant d’années pour ces quelques minutes. Elle imagine chacun de ses amis dans la salle. Chacun de ses professeurs. Des yeux braqués sur ses mains. Abstraction. Ne pas penser. Pas de droit à l’erreur.
L’erreur…
Une. Puis une autre. Puis d’autres, encore. Isabel s’applique. Chaque note. Chaque touche. Les sons sortent de son instrument dans une cohue insupportable :
Fausse note. Fausses notes, fausses notes ! – le piano ne répond plus ! Isabel est désemparée – est-ce elle ? Peut-elle se tromper à ce point ?! Isabel s’arrête.
« Reprends. »
Note après note, toujours la même. Chaque note identique à l’autre : le piano est devenu un fauve prêt à bondir. Les Ty-rex, dit-on, se repèrent au mouvement de leur proie : ne bouge pas, Isabel, et tu seras sauve…
Le silence pèse, assourdissant. Isabel survit dans une bulle de solitude. Avec un peu de chance, elle  pourrait disparaître doucement dans l’air calme de la salle ; la brise transporterait son corps dans ses bras légers, jusqu’à la loge.
Une vague douce, imperceptible. Presque un ressac. Mollement, poliment, des applaudissements s’approchent ; se retirent aussitôt, pour ne pas déranger. Des badauds s’agglutinent sur le lieu de l’accident, pour le spectacle, s’écartent, enfin conscients de n’être d’aucun secours.
Isabel se leva, essaye, rampe jusqu’au fossé des coulisses : moribonde mais consciente du chemin sans retour… Son ami l’attend, la console, la recueille. Il soigne.
Au loin, le piano triomphe, seul vainqueur d’une bataille sans adversaires.

Piano

– Bonjour Mademoiselle, c’est bien ici pour la leçon de tango ?…
– Oui ! Enfin… non ! Piano : je donne des leçons de piano…
Le petit homme serré dans son manteau de laine trempée nettoie ses grosses lunettes. La pluie les a changées en deux gros pare-brise embués.
– Attendez, que je retrouve l’annonce – je l’ai là, quelque part…
Il cherche dans ses poches. La demoiselle se tient toujours dans l’encadrement ; il a deviné son genre au parfum entêtant jailli de l’ouverture de la porte.
– Ah ! voilà… c’était marqué : « Tango – cours particuliers… »
– …de piano. « Cours particuliers de piano », c’est écrit en tout petit – regardez :
Elle ouvre franchement la porte de chêne verni et montre du doigt une ligne sur le papier-journal.
Il approche son visage avec hésitation :
– Ha !… en effet…
Silence.
– Bon ! eh bien, je…
– Mais entrez ! ne restez pas là…
– Vous êtes sûre ?…
– Vous vous êtes déplacé pour rien… ça m’ennuie. Vous boirez bien quelque chose ?
– Nous pourrons bavarder ! n’est-ce pas ?
– Oui, c’est cela, nous pourrons bavarder…
Elle indique la pièce du fond d’un geste lent de sa main gauche : des doigts longs, remarque le jeune homme. Il pénètre le long couloir tapissé d’ocre. Les volants de la robe ondoient lentement ; l’air se déplace ; la porte s’est refermée d'un claquement sur leur mouvement. Dans le salon, un grand piano à queue trône sur un large tapis coloré. Une bête en sommeil. Un gardien farouche. Entre sans faire de bruit…
– Alors vous n’enseignez pas la danse ?
Il a pris place sur un petit canapé de velours rouge. La pièce est constellée de tons de rouge, note-t-il. «  Bösendorfer », quel nom pour un piano...
Elle lui fait face, sur un tabouret en bois sombre. Son visage est sans expression ; ses yeux scrutent le jeune homme.
– Non la danse, non. Je suis pianiste – enfin je l’étais. J’enseigne le piano…
Silence.
Il reprend :
– Eh bien, en fait, je cherchais dans les petites annonces quelque activité à pratiquer. Quand j’ai vu « Tango », je me suis dit : « pourquoi pas ? », apprendre à danser… le tango, donc… mais bon.
– C’est mon nom.
– Pardon ?!
– Tango, c’est mon nom. Mon nom est Isabel Tango.
– Ah !... Enchanté !
Le jeune homme se lève d’un bond et tend sa main d’un geste raide. Un large sourire de circonstance déclenche la réciproque chez Isabel. Elle lui serre doucement la main :
– Et vous ?
– Guillaume… Guillaume Tell…
Isabel ouvre de grands yeux. Il reprend sa main et sa place.
– Oui, je sais… au bout d’un moment, on n’y fait plus attention…
– Une… une camomille, peut-être ?
Guillaume hésite. À cette heure-ci ?
– Ou alors un whisky ?…
– Vous avez des jus de fruits ?
– Je vais voir.
Guillaume la regarde se lever et voler jusqu’à la pièce voisine. Il resterait bien encore un peu…Isabel revient, les bras chargés d’un plateau. Elle le dépose sur le marbre rose de la table basse. Il se sert, elle le regarde boire en silence. Il s’en aperçoit…
– Vous ne buvez pas ?
– Non
Il termine son verre. Elle se redresse :
– Pourquoi n’essayeriez-vous pas d’apprendre le piano ?
Silence.
– Heu… eh bien… Je ne sais pas… peut-être… oui. Vous savez, je ne connais pas la musique.
– Je la connais, moi.
– Oh ! oui… Bien sûr ! mais… – vous croyez que je pourrai ?
Elle se lève :
– Essayons.
– Vous voulez dire : tout de suite ?!
– Vous avez un rendez-vous ?
– Non… Très bien ! ici ?
Il désigne le siège recouvert de velours noir, face au piano noir. Elle jaillit pour arrêter le bras de Guillaume :
– Non ! N’y touchez pas ! Surtout, n’y touchez pas…
La frayeur d’Isabel a figé le jeune homme.
– Mais… pourquoi ?…
– Ne discutez pas… Il y a un piano droit dans la pièce voisine, je vais vous y conduire.
Elle n'a pas lâché le bras de Guillaume et l'emmène. Il suit, inexorablement. Il remarque la poigne ferme et sûre d’Isabel, douce et sans appel. Ils se dirigent au fond de l’appartement, dans une petite pièce coquette. Là se tient le piano droit. Le vieux compagnon, pense Guillaume.
– Vous ne jouez pas sur l’autre ?
– Plus maintenant.
– Pour quelle raison ?...
– Asseyez-vous là.
Guillaume obtempère.
– Vous allez commencer par une gamme... regardez :
Elle exécute la gamme devant ses yeux. Lentement. Note à note. Plus rapidement. Plusieurs fois... Il suit le ballet de ses doigts avec fascination.
– À vous, maintenant !
Guillaume a tressailli : bercé par le jeu, il a laissé son regard s’attarder sur les fleurs du papier peint, les tentures, la lumière qui baigne maintenant les fenêtres – tiens ! la pluie a cessé...
– Vous n’avez pas regardé !
– Si ! si... mais je...
– Je vous remontre.
Son regard appuyé incite Guillaume à plus d’attention. Arrive son tour. Il pose ses doigts hésitants sur les touches, s’emploie à reproduire l’exemple. Guillaume a peu d’oreille, il l’a toujours su. Il s’aperçoit cependant très vite que les notes produites diffèrent franchement de celles d’Isabel.
– C’est faux..., dit-il d’un air triste.
– Oui, bien sûr, recommencez... vous y arriverez.
Bien sûr... Oui. Bien sûr !
Il recommence. Isabel s’est reculée. Il ne la voit plus. Malgré ses efforts, les notes désirées n’apparaissent pas. Elles se cachent. Guillaume leur en veut de leur peu de coopération. Des mains fermes se posent sur ses bras. Une lente chaleur se propage dans tout son être, reflue vers ses mains. Une énergie... Isabel caresse doucement ses avant-bras, mêle la fragrance de ses cheveux au trouble de son esprit. Les notes viennent. Elles ne se cachent plus. Guillaume les trouve, où qu’elles soient : elles n’ont nulle part où aller. Il se permet de changer de gamme. Une fois. Plusieurs. Des mélodies lui viennent à l’esprit, spontanément. Isabel se redresse. Il s’arrête net.
– Vous allez jouer ceci :
Elle ouvre un livre de partitions. Le pose sur le pupitre. « Sonate », peut-il seulement y déchiffrer. Il tente de se retourner.
– Je ne sais pas lire la...
Des mains prennent possession de ses cervicales. L’autorité de la pression descend peu à peu sur ses épaules : le va-et-vient apaise. Guillaume s’est mis à jouer. Il joue librement, aisément, avec plaisir. Comme s’il avait toujours joué. Guillaume comprend ces signes qu’il n’a jamais su déchiffrer. Il les interprète dans l’instant ; joint les suivants aux précédents. Ses mains jouent. Il les contemple : il a compris.
Le morceau est fini. Il se retourne. Guillaume et Isabel se regardent en silence. La chambre d’étude est comme un vaisseau alien : Guillaume vient de changer d’univers.

Forte

– Isabel ?!... – mais où elle est passée ?!
– Elle joue, peut-être ?
– Ah ! en ce moment, on ne la voit plus nulle part : elle vient manger et puis elle s’en retourne on ne sait où, jusqu‘au soir... Ha ! mais où est-elle ?...
– Vous savez, les enfants, ça aime s’isoler, pour jouer...
– Je suis sa mère, quand même... J’aimerais savoir où elle va !
– Je vais voir chez moi, elle est peut-être en train de jouer avec mes filles... Je vous appelle !
– Oui ! merci Madame ! c’est très aimable... depuis que nous sommes en vacances ici, elle est devenue un vrai courant d’air... Ah ! les enfants...
– À tout de suite.
– Oui...
Isabel avait fui la surveillance de sa mère car quelque chose dans le grenier l'attirait depuis son arrivée. Elle y revenait chaque après-midi avec autant de désir.
Elle ouvrit la porte du grenier. Son cœur commença à s’emballer :
« Il est là, il n'a pas bougé... », se dit-elle.
Un grand piano à queue recouvert de poussière se tenait, serré, entre les poutres et les chiens assis. Une lumière tamisée baignait le clavier ; les poussières y dansaient. Elle s’approcha. Comme à chaque fois, le piano émit un son grave et persistant.
« Il m’a senti »...
Elle s’assit. Joua. Les doigts d’Isabel couraient sur les touches sans savoir où ils allaient. Elle se laissa à nouveau griser par le bonheur de jouer. Le soir arriva ; elle redescendit.
– Où étais-tu ?, lui demanda sa mère.
– Je m’amusais.
– Où ça ? On t’a cherchée partout !
– Au grenier.
– Mais qu’est-ce qu’il y a au grenier, pour que tu y ailles sans arrêt ?...
– Un ami.

Romanze

Elle ouvrit la porte d’un geste sûr. Il était là, ponctuel, un léger sourire sur les lèvres. Tandis qu'elle refermait la porte, Guillaume traversa le couloir jusqu’à la chambre d’étude où il prenait des leçons depuis quelques semaines. Un coup d’œil dans le salon sombre où se tenait le grand piano noir. Il lui sembla entendre des bruits étouffés... Non, personne.
Guillaume s’assit, face au piano droit. Prêt. Il attendait qu’Isabel arrive pour commencer à jouer... Comment faire autrement ? Il tenta quelques notes : peut-être que... non. Peine perdue. Pas sans elle. Isabel entra. Le « clac » de la porte fermée... Isabel approchait. Il clôt ses yeux, attendit. Le contact :
« ses mains, sur ma peau, enfin... ». Elle massait, caressait, embrassait, cajolait, touchait, donnait... Transmettait. Il joua un morceau nouveau, sans le connaître, à la perfection. La musique s’arrêta. Le flux continue. La liaison aussi.
Guillaume et Isabel sont allongés sur le sol : ils s’enlacent. Ils s’aiment. Guillaume entend un bruit dans la pièce à côté.
– Ne fais pas attention...
Il est pris. Elle transmet, encore. Ils jouent une même partition... Ils sont endormis.

Guillaume regarde le plafond depuis quelques minutes. Isabel dort encore. De son côté. Pourtant, il peut encore sentir cette énergie. Il sent qu'elle ne le quittera plus. Il se tourne pour caresser Isabel. Encore ce bruit à côté. Un bruit sourd... Guillaume se relève. Il est sur le pas du salon – le piano noir l’observe... Guillaume pénètre dans la pièce sombre. Il tourne autour du piano massif. S’assied. Son doigt va appuyer sur une touche...
Le vacarme a réveillé Isabel : tout de suite, elle y pense, elle sait. Il n’est plus là. Il y a été. Pourquoi ?!... Vite. Elle se lève. Elle court. Se précipite. Le spectacle qu’elle découvre à l’orée du salon la terrifie. Le piano est déformé, forme inhumaine, monstrueuse... Chaque partie du grand piano est vivante. Un monstre de bois et de corde se déchaîne avec une énergie maléfique. Un grondement terrible s’échappe de la table d’harmonie : la gueule du Bösendorfer termine d’avaler le corps de Guillaume. Ses jambes, seulement, émergent de l’ouverture béante dans la créature...
Isabel tombe à genoux et sanglote dans l'obscurité vibrante. Le monstre la domine de toute sa hauteur... Il avale d’un « clap » les derniers morceaux de son rival. C’est fini...
– Pourquoi... pourquoi ?! A chaque fois...
Le son menaçant du grand piano s'est transformé tout à coup. Le monstre a vacillé... Il tient maintenant difficilement sur ses membres. Son cœur s’inonde d'une lumière étrangère. La lumière transperce ses membres ; bouscule la créature. Un cri de souffrance décervelle Isabel : le piano a rouvert sa gueule... La tension l’écartèle, son image se brouille. Une explosion silencieuse, blanche et douce. Isabel se protège. Quand elle rouvre les yeux, la pièce est à nouveau calme : un léger vent y souffle.
Un piano à queue trône sur le tapis coloré. Il est d’un blanc immaculé. Isabel entend une musique : le piano joue seul – il joue la Sonate qu’elle faisait jouer à Guillaume. Isabel sourit. Elle pleure de joie...

Coda

La salle était pleine pour la première. À guichets fermés, la salle accueillait une foule qui s’empressait, ce soir-là, pour le retour de la virtuose. Des rumeurs avaient couru, à son sujet. Oui... des rumeurs. Rien de bien crédible. Elle arriva de la droite de la scène, s’inclina devant le public. Une ovation vint à sa rencontre, chaleureuse. Isabel s’assit devant son piano blanc.
Elle joua, joua... comme jamais, comme une autre... Isabel rayonnait de plaisir, son visage épanoui malgré la concentration. La musique vint, s’installa, prit fin. La salle était constellée, et ses yeux… Les larmes vinrent, de bonheur, cette fois.
Isabel s’inclina, de nouveau. L’une de ses mains resta sur le côté du piano, cachée, caressant sa surface immaculée. Le panneau du piano se releva doucement, laissant échapper une expiration...

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