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Je m’appelle Dolorès, j’ai vingt ans. Je voudrais vous raconter quelque chose :Ça s’est passé la nuit de Noël. J’aurais voulu être à des milliers de kilomètres, dans un pays sans neige, sans Noël, un pays sans mois de décembre, mais j’étais à Paris. Station St Michel. Ma copine Sophie m’accompagnait. Deux filles, à minuit, dans le R.E.R., on aurait du être inquiètes. Mais non.
– Après tout, c’est Noël… »
Sophie veut toujours voir le bon côté des choses. Elle avait réussi à s'échapper de son repas de famille pour venir me rejoindre. Moi, mes parents, ça faisait un bon moment que je les voyais plus. On venait juste de fêter notre anniversaire ; Sophie et moi, on est nées le même jour. Les couloirs du R.E.R., un 24 décembre, le soir, on pourrait croire que c’est désert. Ben non. Une cohorte de personnages arpente toute l’année ces salles souterraines pour survivre un jour de plus. Des musiciens, des mendiants, des camelots, des sans-abri. Et même de simples passagers. Ils ne vont pas s’arrêter juste parce que c’est Noël.
Cette nuit-là, on en faisait partie ; des personnages parmi d’autres. Assises sur un banc, sur le quai, on dévisageait les gens, on attendait la rame. Je me demandais ce qu’ils faisaient là, tous, au lieu de passer Noël en famille. Est-ce qu’ils travaillaient ? revenaient de travailler ? Est-ce qu’ils rejoignaient leur famille ? Est-ce qu’ils en avaient ? Et si leur famille, c’était ici ?… J’avais le sentiment que chacun, sur le quai, se posait les mêmes questions sur chacun des autres.
L’attente du train avait figé l’instant ; un haut-parleur brisa le silence :
« A l’aide ! A l’aide ! Le Père Noël est en train de se faire agresser ! Au secours ! Faites quelque chose !!!… » .
D’ordinaire, une foule, ça bouge comme un seul homme : un premier parle et le reste suit. Et pourtant, étrangement…
Une vieille dame :
– Encore un canular ! Les jeunes d’aujourd’hui… »
Un couple, seul :
– Tu crois que c’est une pub ?!!
Un petit garçon, à sa mère :
– On lui a fait du mal, au Père Noël ?
– Mais non, c’est une blague…
– Mais - si on l’a tapé, j’aurais pas mes cadeaux !…
– Tais-toi ! Tu m’énerves…
Un jeune homme, l’air éteint :
« Pfff… »
On s’est regardées, Sophie et moi. Parler, pourquoi faire ? Et puis, les haut-parleurs se sont remis à cracher :
« Aidez-moi ! Vite ! ils vont me tuer… »
« Alors Père Noël, t’as pris des couleurs ? ! T’es tout bronzé, cette année ? Tiens !!! »
« AHHH ! Arrêtez, je vous en supplie — AHHH… »
Je regardai Sophie : terrifiée qu’elle était. Je n’avais qu’une idée en tête. Cette voix…
– Putain ! C’est Tom !
– Sophie ! C’est Tom !
– Qui ça ?!
– Tom ! Un pote qui traîne toujours à l’entrée du métro… tu l’as déjà vu… merde ! il est en train de se faire latter…
Je me levai brusquement, me tournai vers les gens sur le quai, et là j’ai gueulé :
– Putain, faites quelque chose ! il est en train de se faire agresser !!!…
Un vieux, en costume :
– Écoutez, ma petite fille : il y a bien longtemps que je ne crois plus au Père Noël… Cette histoire ne me concerne pas.
Quelque chose à répondre… Non.
Une dame, plus très jeune :
– Allons ! vous savez bien que le Père Noël n’existe pas…
Une voix, au fond du quai :
– Moins fort, les gosses vont entendre !…
Un homme s’approche, la quarantaine avec des grosses lunettes :
– C’est vrai que le Père Noël s’est fait taper dessus ?
– Oui ! Euh… Non ! Enfin…
Sophie ne disait toujours rien. Elle se demandait qui croire…
Les haut-parleurs :
“ Au secours !!!… A moi !!!… ”
Tout le monde se fige, gênés. La rame arrive. Le quai s’empresse ; le quai s’engouffre ; les portes se ferment. Le quai est vide. Presque.
– Viens, Papa, s’il te plaît… on va sauver le Père Noël…
– Je te dis que c’est pas lui… On a raté le train, maintenant.
Il y a Sophie, il y a l’homme aux lunettes, il y a un Père et sa fille :
– Papa !!! Viens…
La petite fond en larmes. Je me décide :
– Sophie, viens ! on va l’aider !…
– Mais, on ne sait même pas où il est…
– On va trouver !
– Je viens avec vous !
L’homme aux lunettes avait les yeux humides.
– Moi aussiii !
La petite se précipita vers nous. Son Père suivit. Je m’engageai dans le couloir et menai le reste de la troupe. Le Père, la fille et l’homme aux lunettes. Sophie avançait à mes côtés.
– Tu es sûre que c’est bien lui ?
– Oui, je suis sûre… et même si c’est pas lui, on va quand même pas le laisser crever dans le couloir sans bouger, non ?
– Oui, bien sûr.
Y’a des fois, Sophie, elle m’énerve.
Tout de suite, j’ai pensé à l’entrée par la Place St Michel. C’était là qu’il y avait le plus de passage ; là que Tom faisait le plus souvent la manche ; c’était là qu’on le trouverait. Arrivés dans la grande salle des correspondances, on s’est arrêtés. L’homme aux lunettes nous rejoignit en respirant bruyamment. Le Père et sa fille, peu après. Où aller ? La salle était déserte. Je sentis tous les regards peser sur moi.
« A moi… me laiss… »
Le haut-parleur mourut, définitivement. Une décision. Vite. N’importe laquelle. Je me retournai et pointai du doigt :
– Le tapis roulant… Il doit être par là-bas.
Je courut vers le tapis, sans me retourner, sans affronter leurs regards. Ils me suivirent, heureusement. Arrivée à mi-chemin du tapis, je remarquai un attroupement au bout du grand couloir. Le tapis roulant nous amena mollement vers la Police du R.E.R., sur la défensive.
– Que faites-vous là ?, nous demanda celui qui semblait commander.
– Un ami à nous s’est fait agresser – on l’a entendu par les haut-parleurs.
Le commissaire me regarda droit dans les yeux.
– D’accord, suivez-nous.
Notre petit groupe se rangea avec discipline derrière les policiers. Un couloir, tapis roulant ; un escalier ; des portes battantes ; un autre couloir… J’appelais le commissaire :
– Commissaire ?
– Inspecteur.
– Pardon… Comment savez-vous où il est ?
– Chaque borne est localisable. Si quelqu’un appelle, on sait d’où il appelle…
– Et… comment se fait-il qu’on l’ait entendu dans toute la station ?!
– C’est un nouveau système… le dernier truc de la Direction : tout le monde peut entendre. Comme ça, plus personne peut dire qu’il était pas au courant…
Sophie :
– Une personne a assisté à toute la scène… c’est lui qui a donné l’alarme. Il pourrait reconnaître les agresseurs…
– Ne comptez pas trop dessus… On ne le reverra plus ; on ne les revoit jamais…
Il était là, devant nous, son habit de Père Noël trempé de sang. Une barbe blanche se détachait sur sa peau foncée. C’était bien Tom.
– Tom ! Tom !!! Réponds-moi ! S’il te plaît, Tom !…
Les larmes me montèrent aux yeux. La petite se mit à pleurer, également. Les mots me parvenaient déformés, étouffés. Mon ami perdait son sang. Je perdais mon ami...
– Tom ! Pourquoi tu t’es habillé comme ça ?!…
Agenouillée contre son corps rouge et blanc, sa tête entre mes mains, je ne trouvais que cela à lui dire.
– Froid…, furent ses derniers mots.
L’ambulance qui emmenait Tom vers l’hôpital de la Pitié semblait voler au-dessus de la circulation. Les lumières du boulevard glissaient sur le pare-brise. Nous étions tous dans le véhicule. Le voyage dura…
– T’as vu, Dolorès ? Tous les Pères Noël, dans les rues…
Des dizaines de bonhommes rouges à la barbe blanche, ombres dans la lumière des vitrines, couraient après les enfants pour les serrer dans leurs bras : je me demandai qui d’eux ou des enfants avait le plus besoin d’affection.
Les urgences, enfin.
Tom fut porté sur une civière le long d’une grande coursive jalonnée de malades en attente de soins. Ils ouvraient de grands yeux sur son passage ; beaucoup d’enfants.
– Hoooo le Père Noël…’, l’émoi.
– Il est malade ? qu’est-ce qu’il a ? pourquoi il saigne ?!
Enfin, les internes emmenèrent le Père Noël dans la salle de réanimation.
L’attente.
– Parle-moi de Tom…
Sophie s’était tournée vers moi et avait un regard étrange. Par terre, contre le mur, on s’était rapprochées.
– Je t’ai déjà raconté que j’avais grandi dans un internat ?
– Oui.
– Ce que je t’ai jamais dit, c’est que mes parents venaient jamais me chercher pour les week-ends et les fêtes. Tous les Noëls, je les passais seule, à l’internat, pendant que les autres rejoignaient leurs familles. Quand j’ai eu seize ans, mes parents se sont enfin décidés à me reprendre avec eux. Mais je leur ai jamais pardonné. J’ai commencé à fuguer. Notamment au moment de Noël. Je traînais dans Paris, souvent à St Michel. C’est là que j’ai connu Tom.
– Il y traînait aussi ?
– Il y habitait. Surtout dans le métro. Quand j’ai fait sa connaissance, il jouait des percus dans les couloirs. Souvent je restais à l’écouter. Un jour, j’ai fait la quête pour lui, à la fin ; il m’a présenté à ses potes. A dix-huit ans, je me suis barrée de chez moi ; ils m’ont aidée ; j’ai vécu un peu avec eux…
– Dans le métro ?!
– Bien sûr ! et alors ? ça a pas duré longtemps… et puis avec eux je risquais rien, ils étaient aux petits soins pour moi. Ça a duré un an…
– Et après, t’as revu Tom souvent ?
– Quelques fois… J’évitais de trop fréquenter les mecs de St Michel.
– Pourquoi ça ?
– C’est un autre monde. Il faut choisir.
L’interne ressortit de la salle de réanimation, la mine défaite :
– Vous êtes venus avec lui ?
– Oui.
La petite fille s’était endormie dans les bras de son Père. Elle se précipita vers l’interne.
– Il va bien, le Père Noël, dis ?
L’interne se tourna de nouveau vers nous :
– Il est mort – je suis désolé.’
La petite fille se tourna lentement vers son Père, les yeux grands ouverts :
– Papa… le Père Noël… Il est mort ?!
Sa lèvre tremblait.
– Mais non, écoute, euh… d’abord, c’est pas le Père Noël…
– Siiii !!!… Le Père Noël est mort !!!… Ouinnn !!!…
– Lucie, le Père Noël, ça existe pas, c’est juste un monsieur qui s’est fait tuer…
– Il existe pas ?! Ouinnnn !!!
La petite fille se jeta sur son père.
– Lucie ! Me tape pas ! Je disais ça pour te consoler…
L’homme aux lunettes avait l’air choqué. Encore aujourd’hui, je ne sais pas si c’était à cause de Tom ou parce qu’on venait de lui dire que cet homme n’existait pas. Au fond, Tom n’avait existé que pour très peu de personnes. J’en avais fait partie.
Voilà, c’est ce que je voulais vous raconter. Mais ça s’arrête pas là. En sortant de l’hôpital, au petit matin, on s’est réfugiées dans ce bar. On devait être à peu près les seules dedans. La patronne passait la serpillière pendant que la machine à café glougloutait. Ça sentait l’eau de javel et le café moulu. Dehors, la neige avait cessé de tomber. Le bleu du jour se levait doucement. Toutes les deux le nez dans notre tasse ; on parlait pas. Pas envie. Et puis Sophie m’a parlé :
– Dolorès ?
– Oui ?
– Dolorès, je t’ai menti…
– Comment ça ?
– Mes parents, je les ai jamais connus. J’ai pas de famille. Je t’ai menti…
– Mais… hier… le réveillon… et les autres fois ?!
– Du bluff. J’ai jamais voulu qu’on sache que j’avais pas de parents…
– Mais pourquoi ?! A moi, t’aurais pu le dire…
– Non, justement. Tu sais, j’ai jamais eu beaucoup d’amies : j’avais peur que tu veuilles plus me voir si tu l’apprenais.
– T’es con… J’en ai rien à foutre…
– Oui. Maintenant je sais. C’est pour ça que je te le dis maintenant, et puis aussi j’en ai marre de mentir. Toute cette nuit, avec Tom et tout le reste, ça m’a décidée…
Sophie fit une pause, baissa les yeux, puis releva le menton :
– J’ai appris sur toi, cette nuit. Beaucoup. Alors j’veux plus mentir — pas à toi.
On est restées scotchées pendant plusieurs minutes.
Et puis je lui ai pris la main, souri… Il faisait jour. La patronne avait allumé la télé : un vieux bonhomme barbu volait sur un fond d’étoiles ; son chariot tiré par des rennes. Une présentatrice expliqua que le Père Noël, après avoir livré ses cadeaux, rentrait chez lui, en Finlande. Je me tournai vers Sophie :
– Du coup, t’as pas fêté Noël, hier ?
– Avec mon chat.
Je me levai d’un coup sans lui lâcher la main.
Sophie :
– Où on va ?!
– Voir le Père Noël !
– T’es folle !
On a couru vers la sortie, main dans la main… La patronne nous souriait.
– Joyeux Noël, mesdemoiselles…
– Joyeux Noël Madame !!!
On est sorties du café dans un grand éclat de rires. Ce matin-là, le soleil brillait sur la neige.
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